Impasse identitaire
mardi, janvier 15, 2013
Bahjat RIZKLe débat sur la loi électorale qu’on ne finit pas de modifier, selon les projections, les hantises et les ambitions des uns et des autres, révèle l’ambivalence structurelle du système libanais, qui oscille depuis le début de la déclaration du Grand Liban en 1920 entre un système parlementaire unitaire et une fédération de communautés. Ne pouvant complètement trancher, tant dans un sens que dans l’autre, les Libanais sont contraints d’appliquer un système hybride qui porte en lui sa propre contradiction, voire même sa négation. Le Liban ne peut constituer une entité totalement nationale, puisqu’il est composé structurellement de communautés culturelles; et, de même, les communautés ne peuvent devenir autonomes car elles se replieraient sur elles-mêmes dans un espace libanais géographiquement et démographiquement interpénétré, où il est impossible de délimiter des espaces cohérents et viables. Ainsi, l’entité libanaise, tel le mythe du Sisyphe, condamné à remonter éternellement sa pierre pour la faire dégringoler (plutôt que celui du Phénix qui renaît sans cesse de ses cendres), repose sur une impossibilité existentielle et matérielle, tant à vivre ensemble définitivement et sereinement, qu’à se séparer. Les Libanais doivent continuer à vivre ensemble, par choix autant que par défaut, dans cet espace paradoxal qu’ils occupent dans ses frontières actuelles depuis bientôt un siècle et qu’il est difficile d’unifier ou de morceler. Comment donc faire exister une entité libanaise forte de sa propre expérience sans subir les aléas des projets communautaires internes, régionaux et internationaux? Comment créer une plate-forme commune à toutes les communautés libanaises qui les fasse adhérer à un devenir commun à partir d’un passé partagé? Il y a un vécu libanais qui n’est toujours pas également interprété, qui demeure subjectif selon les communautés, et souvent même au sein de la même communauté. Parfois, un même leader politique peut prôner, en fonction de ses alliances, successivement voire simultanément, une option et son contraire puisque cette ambivalence libanaise demeure structurelle. Comme si le cadre historique et géographique du Liban, autrement dit identitaire, n’est toujours pas défini. L’appartenance communautaire est structurante et discriminatoire, l’appartenance nationale est fluctuante et aléatoire. Pour pouvoir vivre ensemble et lier leur destin, des individus doivent détenir un patrimoine et un projet communs, auxquels ils s’identifient. Ils ont également besoin d’un cadre référentiel, d’un père (ou d’un mythe) fondateur. Tant que ce cadre trans-individuel et transcommunautaire n’est pas établi de manière évolutive, ni les individus ni les communautés ne peuvent se prévaloir d’appartenir à la même entité. Qu’est-ce qui définit dans ses grandes lignes la libanité et est-ce qu’elle comporte des éléments objectifs, structurants et suffisants qui la distinguent et lui procurent un cadre émotionnel et rationnel viable, intériorisé et assumé? Ce ne sont pas, hélas, les aménagements constitutionnels approximatifs, provisoires et circonstanciels, ni les lois électorales hâtives, artisanales, expérimentales et opportunistes, qui pourraient fournir une vraie solution. C’est la cohérence dans le contenu identitaire et le partage des valeurs communes, au-delà des compromis politiques, ponctuels et urgents, qui sont seuls susceptibles de garantir la continuité d’une entité culturelle et politique. Dans un peu plus de sept ans, le 1er septembre 2020, le nouveau Liban deviendra
centenaire. Une prise de conscience devra se faire sur ce siècle écoulé: du mandat français au pacte de 1943, des événements de 1958 et 1973 aux multiples guerres de 1975 à 1990, de l’occupation israélienne (1978-2000) à la tutelle syrienne (1990-2005) et plus de tout ce qui s’est passé depuis et qui n’est toujours pas résolu. Le travail pédagogique est plus important à déployer que le nombre des députés, dont chaque petit chef de clan dispose au Parlement et au gouvernement, dans un système dysfonctionnel et fragmentaire qui ne survit miraculeusement qu’à coups d’amendements et d’ajustements de dernière minute. Une réforme éducative devrait être préalable et prioritaire à toute réforme politique. Entre la paranoïa partagée et meurtrière de nos deux voisins, le Liban ne devrait pas se murer dans sa propre pathologie. Nous sommes toujours en guerre avec nous-mêmes. Entre les cinq siècles de l’émirat du Mont-Liban que nous devrions commémorer dans trois ans (1516-2016) et le siècle de la déclaration du Grand Liban dans sept ans (1920-2020), nous n’avons toujours pas su forger une histoire commune qui nous unisse tous et nous rassure.
Bahjat RIZK