Le secret de la femme kamikaze
Le phénomène des femmes-martyres dans le monde arabe intrigue. Carole André-Dessornes, dans son analyse minutieuse, fait le portrait de ces femmes qui choisissent la mort en participant à des attentats suicide.
Par Bahjat Rizk
2014 – 05
2014 – 05
Les opérations, qui entre 1982 et 1985 étaient l’apanage du Hezbollah, vont accorder à partir du 9 avril 1985 – date de la première opération menée par une femme – une place aux femmes. La femme fait son apparition là où on ne l’attendait pas. Le contexte de conflit de longue durée implique donc des restrictions identitaires autant individuelles que collectives. Cette recherche multidisciplinaire de Carole André-Dessornes dépend principalement du champ sociologique mais également inclut des approches historiques, géopolitiques, stratégiques et psychologiques. L’approche analytique est doublée d’une approche chronologique et assortie d’entretiens menés au Liban, en France et en Suisse. Cette analyse accorde la part belle au Liban (trois chapitres) puis la Palestine (deux chapitres) et l’Irak (un chapitre).
Comment cette notion de martyre, née dans le christianisme, développée par le chiisme doloriste, a-t-elle pu trouver un écho au sein des partis séculiers de gauche pour enfin être exploitée par le jihadisme sunnite notamment dans des opérations menées par des femmes ? Ce geste est-il un geste purement religieux ou tout simplement un geste politique complété ensuite par un discours religieux ? On assiste à un va-et-vient constant entre l’univers séculier et le domaine du religieux. Parler d’opération martyre permet de contourner l’interdit religieux du suicide et confère une dimension sacrée à l’action armée. Le même vocabulaire est utilisé au nom de Dieu et au nom de la Patrie. Les trois espaces étudiés sont régis par des traditions patriarcales où l’identité féminine réside essentiellement à la base dans son statut de mère. L’identité d’une personne ne peut être détachée de son identité culturelle et sociale. Avec ce type d’opérations, les femmes s’émancipent des traditions patriarcales. C’est une révolte contre le monde extérieur mais également à l’intérieur de leur propre système.
Carole André-Dessornes nous propose une vraie plongée dans le monde extrême et radical des femmes-martyres. Son discours est très structuré mais à travers les différents entretiens et documents, elle parvient à le personnaliser et à toucher la part profonde et bouleversante d’humanité. C’est certes un monde dur et douloureux qu’elle décrit, mais elle le fait avec des mots justes et une démarche qui vise à le rendre intelligible. Elle passe en revue les contraintes mais également la révolte, la prise de conscience politique et le consentement sacrificiel. D’autre part, en toile de fond, Carole André-Dessornes nous livre de manière chronologique et organisée tout le contexte politique qui accompagne les opérations suicide. Ce qui fait que nous avons une continuité qui nous restitue sur la durée, la mémoire de la violence au Proche-Orient. Nous disposons donc d’un fil conducteur qui à travers les actions de ces femmes finit par nous expliquer, le processus de la violence qui part idéologiquement de l’Iran, se concrétise au Liban, en Palestine puis en Irak.
C’est finalement les causes identiques (l’occupation) qui produisent les mêmes effets et traversent les frontières en opérant comme des vases communicants. Il s’agit d’un seul et même conflit qui emprunte des voies diverses et franchit les étapes l’une après l’autre. Bien sûr, elle se consacre à l’éruption et l’évolution de cette violence, à travers ces personnages féminins qui à un moment donné, choisissent de passer à l’acte et de devenir des actrices à part entière de leur propre vie. Le corps est le dernier rempart et la mort est programmée. Il ne s’agit plus d’une aventure mais d’une détermination, d’une exécution, d’une mise à mort implacable.
La femme-martyre ne risque plus sa vie mais elle l’offre en sacrifice pour la collectivité au nom d’un idéal perdu et d’un honneur bafoué.
L’opération suicide est déjà au départ une démarche extrême, radicale et irréversible et quand c’est une femme qui l’entreprend, elle apparaît encore plus dure car elle bouleverse, dans les sociétés patriarcale, la séparation et la différenciation entre les deux sexes. Et bien entendu, comme dans tout conflit culturel, c’est la mise en scène de la violence identitaire contre laquelle on ne peut pas lutter. Seule la question identitaire devenant idéologique peut engendrer des situations de non-retour. L’enjeu est tel que la vie elle-même n’a plus de prix ou du moins que le prix est la vie elle-même.
Carole André-Dessornes, en se penchant sur ce phénomène des femmes-martyres dans trois pays arabes, le Liban, la Palestine et l’Irak, nous livre de manière totale et brutale un des aspects les plus désespérés du choc culturel entre l’Orient et l’Occident.