Liban
Table ronde
Le père Salim Daccache se penche sur le savoir-vivre et la citoyenneté dans les écoles
Durant la conférence, Bahjat Rizk, le père Salim Daccache et Melhem Chaoul.
À partir de l’étude effectuée par les missions des établissements scolaires privés et plus particulièrement chrétiens et musulmans, le recteur de l’Université Saint-Joseph met en valeur, dans un ouvrage, la richesse du système éducatif libanais mais aussi ses contradictions.
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Pluralisme, vivre-ensemble et citoyenneté au Liban : le salut vient-il de l’école ? » Le père Salim Daccache, recteur de l’Université Saint-Joseph, part de cette interrogation pour exposer, dans une œuvre de 600 pages, le résultat de son travail de recherche sur les projets éducatifs des établissements scolaires libanais, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou laïques. Cette étude a fait l’objet d’une table ronde au Centre sportif, culturel et social du Collège Notre-Dame de Jamhour. Événement qui a vu la participation de Melhem Chaoul, professeur de sociologie à l’Institut des sciences sociales de l’Université libanaise, de Bahjat Rizk, avocat et attaché culturel de la délégation du Liban auprès de l’Unesco, et de l’auteur, qui a raconté quelques moments-clés de son travail.
Comparaison entre systèmes chrétiens et musulmans
Ce n’est pas en tant « qu’espace d’apprentissage » que le père Daccache aborde l’école, mais comme « microcosme social », constate Melhem Chaoul dans sa présentation de l’œuvre de l’ancien recteur du Collège Notre-Dame de Jamhour (CNDJ). Cette dernière procède à « l’étude comparative des finalités, des objectifs et des valeurs transcommunautaires des écoles libanaises ». Et ce, à partir de l’analyse de « leurs missions, sous forme de chartes, de déclarations ou de projets éducatifs ». Il s’agit donc d’ « une étude comparative de deux sous-systèmes éducatifs libanais, le chrétien et le musulman, avec une ouverture sur les systèmes public et privé non religieux ».
Le professeur se penche sur le contenu du travail sur le vivre-ensemble. Sur les finalités et objectifs des établissements chrétiens d’abord. « La plupart de ces établissements sont implantés dans le Liban géographique bien avant la proclamation du Grand Liban, précise-t-il. Ils ont contribué activement à la configuration du Liban actuel, à son indépendance et à la formation de la première génération de dirigeants politiques, bâtisseurs de l’entité libanaise. » Évoquant leur mission, qui se fonde clairement sur des textes religieux fondamentaux universels ou locaux, M. Chaoul observe qu’elle insiste sur « l’ouverture sur l’Autre ». « Les écoles chrétiennes font une place aux élèves non chrétiens et maintiennent une ouverture culturelle à vision humaniste, fondée à la fois sur l’excellence académique et sur les valeurs des droits de l’homme », souligne-t-il.
Quant aux écoles musulmanes, « nées du besoin de combler un vide face aux écoles modernes des autres communautés », elles maintiennent « le cachet de l’enseignement coranique et celui des valeurs et de l’identité musulmanes ». « L’enseignement religieux y est primordial », mais elles ne relèguent pas pour autant « les valeurs civiques à un plan subalterne », précise-t-il. Car elles adhèrent « à la Charte éducative officielle de 1994 » (en particulier les écoles de la Fondation Hariri) et prônent « l’ouverture à l’éducation académique générale », de même que « la modération », qui est une marque du désir de vivre-ensemble.
Référence pour l’éducation et l’identité libanaises
« Un ouvrage majeur pour l’éducation et l’identité libanaises. » C’est ainsi que Bahjat Rizk qualifie le livre du père Daccache, « une référence » sur les notions de pluralisme, vivre-ensemble et citoyenneté. Cinq arguments ont poussé l’homme de religion à réaliser ce travail, explique-t-il, à savoir, le fait que « l’institution scolaire oscille entre le pluralisme confessionnel et la construction de l’identité nationale, l’appel de Jean-Paul II à intensifier la collaboration entre musulmans et chrétiens pour le bien commun et non pour une communauté particulière, la mutation du système scolaire libanais, la recherche du transcommunautaire et, enfin, la visite d’un ensemble représentatif de textes de mission scolaire. »
Après avoir salué « l’étude minutieuse approfondie, intègre et critique » de l’éducateur, qui a mis en valeur « la richesse du système scolaire libanais et ses points communs, mais également ses contradictions, parfois même son éclatement », le représentant du Liban auprès de l’Unesco fait ressortir de ce travail plusieurs problématiques, liées à la spécificité libanaise. « Il explore d’abord le système éducatif », car c’est là que se forment les individus. Et constate un décalage perceptible entre le discours pédagogique et le discours politique. Il évoque aussi le pluralisme, « non pas un pluralisme démocratique, qui assure une alternance, mais un pluralisme de juxtaposition » qui pousse les groupes à accepter leurs différences, à pratiquer le vivre-ensemble.
Or les concepts du vivre-ensemble et de citoyenneté sont « des démarches parallèles, mais souvent contradictoires, note Bahjat Rizk, la première visant à respecter les spécificités, la seconde à les gommer et même à les nier ». Chose qui se traduit dans « le système politique pluricommunautaire lequel engendre occasionnellement un sursaut national », mais se caractérise la plupart du temps par « des replis communautaires », et l’émergence en temps de crises « de projets communautaires qui se prétendent nationaux, voire régionaux ». M. Rizk constate, par ailleurs, « le détournement du pluralisme culturel au profit du discours politique confessionnel et idéologique, autrement plus mobilisateur », qui mène au divorce entre les intellectuels et les hommes politiques.
Dix ans d’enquête
« C’est après m’être posé la question du vivre-ensemble que je me suis lancé dans cette recherche. » C’est ainsi que le père Salim Daccache explique la motivation qui l’a poussé à étudier les projets éducatifs des établissements scolaires. « Les projets éducatifs sont des promesses que les écoles se font, leurs intentions qu’elles présentent », explique-t-il. Il est alors parti du texte du CNDJ, pour élargir son enquête aux autres établissements scolaires. Une enquête qui a duré dix bonnes années. « Si une partie des projets des écoles catholiques sont publiés, il était plus difficile d’avoir accès aux projets d’autres établissements éducatifs, notamment ceux des écoles musulmanes », souligne-t-il. Loin de se décourager, c’est avec « optimisme et bonne volonté » qu’il a procédé, usant des « liens de confiance » qu’il a tissés au sein de la Fédération des écoles privées. « Je me devais aussi d’être prudent, car je représentais le Collège Notre-Dame de Jamhour », fait-il remarquer.
Le recteur constate alors que les projets éducatifs de certains établissements sont « lourds d’idéologie politique et religieuse », notamment les écoles Al-Moustafa, du Hezbollah. Un projet auquel il a eu accès depuis le site Web de l’institution. « Mais qui a été retiré du Net une semaine après », note-t-il. « J’ai également vu des textes préjudiciables dans certaines écoles catholiques », affirme le recteur. Il note, de plus, la grande montée « des réseaux des écoles privées musulmanes », chiites, d’une part, sunnites, d’autre part. Et ne manque pas de constater l’importance que revêt la solidarité envers les élèves au sein de la communauté chiite. « Une solidarité qui n’existe pas au sein de notre communauté et qui nous fait réfléchir », estime-t-il.
Qu’en est-il alors du vivre-ensemble, de la citoyenneté ? « La réalité est ce qu’elle est, elle est parallèle », constate le père Daccache, évoquant la juxtaposition des communautés qui grandissent chacune dans ses écoles. Avant de conclure par une proposition constructive : « Ce dont nous avons besoin, c’est que les écoles privées produisent un système qui fédère, car le religieux ne doit pas accaparer l’identité libanaise, mais doit contribuer à un discours citoyen. »
Par Anne-Marie El-HAGE | mercredi, novembre 13, 2013