Universalité et spécificité des cultures par Bahjat Rizk
La manifestation du 11 janvier en France en réponse aux agressions et assassinats survenus dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo et à la supérette cachère en plein Paris ont de nouveau soulevé la question cruciale de l’universalité et de la spécificité des cultures. Certes, en théorie, il y a des valeurs d’humanisme universel, communes à toutes les cultures, mais en pratique et dans les faits, chaque culture se présente comme porteuse de valeurs universelles issues de son expérience propre et qu’elle désirerait parfois en toute bonne foi imposer aux autres cultures. Chaque culture se voudrait dominante, voire même hégémonique face aux cultures minoritaires. Il ne s’agit donc pas de porter un jugement de valeur absolu sur l’une ou l’autre culture, mais de souligner la part irréductible de subjectivité dans chaque culture et sa disposition légitime à se défendre et à se préserver.
Chacun présentera l’agression de l’autre comme étant préalable et ayant entraîné en représailles sa propre réaction. Un processus subjectif d’identification nous poussera donc à nous situer, selon nos propres composantes culturelles, dans un camp plutôt que dans l’autre. Les différences culturelles étant à un moment donné incompressibles, voire contradictoires, elles se résoudront soit autour d’un dialogue, soit d’un choc des cultures, faisant parfois alterner les deux. Ainsi, la journée qui avait commencé entre la place de la République et la place de la Nation (lieux hautement symboliques de l’histoire de France), en passant par le boulevard Voltaire (père symbolique d’un certain esprit français satirique et anticlérical), a fini dans la synagogue des Victoires, avec le Premier ministre israélien (artisan féroce de la colonisation) en maître des lieux.
Avant de se poursuivre le lendemain en deux temps simultanés et parallèles, l’un à la préfecture de police autour des trois policiers nationaux et municipaux abattus, reflétant la diversité française, en présence du président de la République François Hollande et du gouvernement français quasi complet, et l’autre à Jérusalem, sous un immense drapeau israélien, autour des quatre victimes civiles juives, en présence de Ségolène Royal. Les sept victimes étant décorées presque au même moment de la Légion d’honneur avec en arrière-fond les cloches de Notre-Dame de Paris et les chants rituels judaïques à Jérusalem. En attendant une cérémonie globale commémorative pour les 17 victimes, la semaine prochaine, aux Invalides. L’après-midi, le Premier ministre Manuel Valls s’est adressé à l’Assemblée nationale réunie, entonnant en choeur la Marseillaise (ce qui n’était plus arrivé dans ce lieu symbolique depuis le 11 novembre 1918) et a déclaré que la France était « en guerre contre le terrorisme, le jihadisme et l’islamisme radical ».
Entre-temps, on nous annonçait à grand fracas le tirage à trois millions d’exemplaires de Charlie Hebdo une semaine après l’attentat meurtrier, avec en couverture verte le Prophète en larmes sous un titre « Tout est pardonné » et brandissant une pancarte de la devise de ralliement, désormais culte : « Je suis Charlie ». L’auteur de la couverture, ayant lui-même échappé au massacre, a reconnu avoir pleuré en achevant ladite couverture qui fut largement censurée dans la presse anglo-saxonne, dénoncée dans les pays musulmans et reprise dans une certaine presse turque.
Pendant que l’humoriste Dieudonné était décrié par le même Premier ministre, incapable de prononcer les noms des tueurs pour avoir déclaré : « Je suis Charlie Coulibaly » et qu’un homme ivre écopait de quatre ans de prison ferme pour avoir salué dans son ivresse les frères Kouachi. Coulibaly avait abattu une policière municipale, stagiaire martiniquaise de 26 ans, qui réglait un accident de la circulation bloquant le passage à proximité d’une école juive, et les frères Kouachi avaient achevé de manière sauvage sur le trottoir un policier musulman en charge du secteur, appelé en renfort et dont le véhicule leur avait également bloqué le passage. D’un côté, il y a donc les policiers qui ne sont pas identifiés mais appartiennent à un corps de métier (qui sont donc victimes de leur devoir) et, d’autre part, les cibles culturelles, autrement dit les dessinateurs satiriques de Charlie Hebdo et les clients juifs de l’hyper cachère qui sont globalement identifiés (qui sont donc victimes de leur appartenance).
Toutes les victimes étant des boucs émissaires culturelles d’une société de plus en plus fracturée qui va tenter de retrouver son unité Cent ans après le début de la Première Guerre mondiale, 70 après la fin de la Seconde, 67 ans après la création d’Israël (qui se cherche de force une nouvelle capitale éternelle), 40 ans après le début de la guerre du Liban, 25 ans après la chute du mur de Berlin, 14 ans après le 11-Septembre à New York, 4 ans après le début du printemps arabe, le monde continue, comme de tout temps, à vivre des affrontements idéologiques culturels, chacun essayant de brandir sa culture relative comme une idéologie absolue, et une cause sacrée et universelle qu’il faudrait conquérir ou préserver.
On ne saura jamais d’ailleurs comment on passe du statut de bourreau à celui de victime, et inversement. Nous ne saurons jamais la part d’idéalisme humaniste et la part d’idéologie opportuniste qui animent les hommes. Ce qui est sûr, c’est que, tout en étant universels, nous sommes obligés d’appartenir à des cultures spécifiques qui nous structurent, fondées sur nos différentes religions, nos différentes races, nos différentes langues et nos différentes moeurs. Nos différentes cultures, depuis l’aube des temps, sont, dans leur aspect positif, des signes d’émancipation, de liberté et d’enrichissement, et dans leur aspect négatif, des signes d’oppression, de tyrannie et d’endoctrinement. Nos sociétés ont besoin de mythes, de héros et de sauveurs, autant que de monstres, de rebelles et de malfaiteurs, pour se recentrer et se restructurer. C’est à nous donc de réinventer au mieux nos repères universels et éternels, tout en sachant qu’à notre image, ils demeurent spécifiques et provisoires.
Bahjat RIZK