La « libanitude » a perdu son chantre
Saïd Akl, le grand, l’immense poète, père de l’alphabet libanais en alphabet latin, est décédé hier à l’âge de 102 ans. L’homme à la tignasse blanche, en broussaille, qui transforme une simple rencontre en un festival poétique avec cette voix grave qui touche jusqu’aux profondeurs de l’être, s’est à jamais tu. Mais son œuvre riche et dense demeure. Éternelle. Un cèdre du Liban n’est plus.
Saïd Akl est né à Zahlé où il a passé ses 20 premières années. Le jeune homme qui se préparait à être ingénieur a dû faire face à la vie après le décès de son père. Et, pour subvenir aux besoins de sa famille, il s’est engagé dans l’enseignement et le journalisme, signant dans plus d’un quotidien, dont le Lissan el-hal, al-Jarida et l’hebdomadaire as-Sayad.
Il reprend ses études à l’École supérieure des lettres puis à l’Université libanaise, tout comme il devait étudier l’histoire de la pensée libanaise à l’Usek. Saïd Akl ne s’en est pas tenu à des études seulement, il devait effectuer des recherches et des lectures personnelles sur les merveilles du patrimoine mondial en poésie, littérature, philosophie, sciences, arts et théologie, devenant l’un des hommes le plus cultivés du Moyen-Orient. Mais c’est essentiellement à la théologie chrétienne qu’il devait consacrer, à cette époque, la majeure partie de son temps, devenant ainsi une référence absolue en la matière. C’est d’ailleurs au christianisme qu’il devait emprunter, entre autres, ce qui fait l’essence de cette religion : l’amour et la joie. Et il noue des amitiés avec les auteurs contemporains tels Fouad Ephrem el-Boustany, Abdallah el-Alayili, Béchara el-Khoury, Chebli Mallat, Amine Nakhlé, Salah Labaki et tant d’autres.
Dès 1935, il écrivait la première œuvre théâtrale classique de qualité Bint Yaftah (La fille de Yaftah). C’est presque à la même période qu’il compose son épopée historique, Fakhreddine. Deux ans plus tard, il fait paraître al-Majdaliyah, une œuvre qui, de l’avis unanime, a modifié le concept de la poésie en Orient. 1944 restera l’année de Cadmos, une œuvre théâtrale qui a influencé la musicalité de la poésie arabe. En 1950, Rindala tourne le dos à la poésie amoureuse classique de la littérature arabe pour restituer à la femme la couronne qui lui revient. En 1954, éclate le coup de tonnerre du Problème de l’élite, un fascicule dans lequel Saïd Akl demande que soit reconsidéré tout ce qui touche à la politique, à l’art et à la philosophie.
En 1960, paraît Ka’s el-khamr (Coupe de vin) réunissant en un même volume toutes les préfaces écrites par le poète qui élève la critique littéraire à un niveau rarement atteint. Cette même année paraît une autre de ses œuvres majeures, Loubnan in haka (Si le Liban pouvait parler), qui glorifie la chevalerie, la grandeur d’âme, tout ce qui fait la gloire du Liban entre histoires et épopées.
L’année suivante, il publie Yara en langue « libanaise ». Mais il faudra attendre 10 ans pour que paraisse une autre oeuvre majeure : Ajrass al-yasmine (Les cloches du jasmin), vantant les beautés de la nature. Paru en 1972, Kitab al-ward (Le livre des roses) est une succession de poèmes d’une délicatesse infinie parlant de l’amour qu’éprouve un homme à l’égard d’une femme. La poésie toujours en 1973, avec Qassa’ed min daftariha (Poèmes tirés de son cahier) contant l’amour platonique avec une pureté de langue qui rappelle Rindala. Avec Kama al-a’amida (Comme les colonnes), en 1974, Saïd Akl se surpasse, mélangeant l’arabe classique le plus pur aux tournures typiquement libanaises, ce qui octroie à ce recueil une densité et une beauté incomparables. Le poète réédite cet exploit en 1992 avec Khoumassiyate.
Plusieurs de ses poèmes ont été repris par les frères Rahbani et chantés par Feyrouz, dont la plus connue, Zahrate el-Madaen (La fleur des villes, dédiée à Jérusalem après l’occupation israélienne. Ou encore ce titre Ghannaytou Makka (J’ai Chanté La Mecque). Il avait d’ailleurs qualifié cette diva d’ « ambassadrice du Liban auprès des étoiles », elle qui a chanté, de sa composition à lui, cet hymne dans lequel il lui fait dire : « J’ai mon rocher à l’étoile accroché et où j’habite… » C’est que Saïd Akl avait son Liban à lui, son État à lui et son monde, un monde qu’il était seul à connaître. Ne se plaisait-il pas à répéter, dans l’un de ses poèmes les plus célèbres : « Je suis le fils des destins, un enfant du Liban » ?
Mais rares sont ceux qui savent que Saïd Akl a également écrit en langue française. On lui connaît deux publications : L’or est poème et Sagesse de Phénicie, deux recueils où ses vers sont construits et déconstruits en toute originalité et liberté. Il avoue avoir été séduit par Valéry « qui a exercé sur moi une attraction puissante », devait-il avouer dans l’une de ses interviews. Quant à son approche de l’homme et de Dieu, on assiste là à l’osmose du poète et du Créateur, rejoignant en cela Hugo qui avait écrit : « Pourquoi donc faites-vous des prêtres quand vous en avez parmi vous ? »
Engagé politiquement, Saïd Akl a toujours soutenu que les Libanais n’étaient pas Arabes, mais des Phéniciens. Ennemi acharné de l’arabité, il crée le journal Lebnane et un alphabet qui est une transcription du dialecte libanais en caractères latins, expliquant que cet alphabet, qui comporte 36 lettres, dont huit voyelles, a un objectif : « simplifier la langue, ce qui n’exclut ni la clarté ni la précision « , avait-il dit. Il insistait surtout sur sa volonté d’officialiser le « libanais » pour le substituer à la langue arabe.
Il jouera un rôle important auprès du Front libanais entre 1975 et 1990, et sera, en quelque sorte, son inspirateur, son idéologue.
On a dit de lui qu’il avait « son Liban majestueux avant même la naissance du Grand Liban, quand fut créé le premier royaume de Sidon et quand la première flotte partit des rives de Byblos… » Ce pays figure d’ailleurs dans le premier des Psaumes de David.