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Mirath de Philippe Aractingi a Montreal. Une histoire de transmission


Mirath de Philippe Aractingi. Une histoire de transmission










Mirath de Philippe Aractingi. Une histoire de transmission


Bosta (2005) et Sous les bombes (2008), deux longs métrages que le réalisateur Philippe Aractingi conseille au public d’oublier en quelque sorte pour voir Mirath autrement, comme un nouveau film. Un film personnel à portée universelle.


Partir. Revenir. Repartir encore. L’exil, vécu comme une sorte de malédiction, comme une contrainte indépendante de toute volonté, comme un héritage au fil des générations. Est-ce qu’on transmet cette plaie à ses enfants? L’exil est-il appelé à se répéter de père en fils?
En 2006, Philippe Aractingi se retrouve confronté de plein fouet à ces questionnements quand, pour la troisième fois, il est obligé de quitter son pays. Et cette fois, il n’est plus seul. Il est accompagné de sa famille, sa femme Diane, ses enfants Luc, Mathieu et Eve sur le bateau militaire qui les emmène en France. Là, il prend conscience que depuis cinq générations, tous ses ancêtres ont, comme lui, fui une guerre ou un massacre. Tous ont été exilés au moins une fois. L’idée d’Héritages commence à germer. Et elle prendra plusieurs années pour être réellement lancée avant que ne débute le véritable travail sur le film qui s’étalera sur quatre ans.
De 1913 à 2013, Philippe Aractingi déroule l’histoire de ses ancêtres, l’histoire d’un pays, de manière très atypique. Mirath, un film inclassable, qui emprunte au cinéma d’art et d’essai, qui se situe entre le documentaire et la fiction, entre la mise en scène et la mise en situation. Les personnages ne sont autres que les membres de la famille Aractingi. Et les acteurs aussi. Chacun joue son propre rôle et celui d’un ancêtre. Ou, plus justement, il se glisse dans la peau d’un ancêtre pour reconstituer les tableaux antérieurs, au moment où il apparaît au présent dans tout son vécu, toutes ses émotions, toutes ses interrogations quotidiennes et sa vision actuelle du pays.
Au fil de sept chapitres, Mirath procède par tableaux qui se succèdent et s’entremêlent à la fois, dans une mise en scène ludique et originale, pour conter la douleur du passé au présent. Images, archives, reconstitution, scènes intimes, discussions personnelles, discussions familiales, introspection… «Une autobiographie en images», selon les termes d’Aractingi. «J’ai toujours été tourné vers l’extérieur, dit-il dans sa note d’intention, pour filmer la vie des autres, celle de ces êtres exceptionnels qui ont eu un parcours hors normes… En 2006, une énième guerre reprend dans ma vie et, pour la énième fois, je tente le chemin de l’exil. Ces récurrences m’ont soudainement fait prendre conscience que je vivais moi-même quelque chose d’exceptionnel et que c’était vers l’intérieur qu’il me fallait regarder».
TitanicRegarder vers l’intérieur avec toutes les craintes que cela implique de se livrer, de réaliser une œuvre trop personnelle, de mettre ses enfants en scène face au public, de dévoiler son intimité, de faire entrer le spectateur au cœur de sa maison, de sa famille… Autant de questions et de craintes qui ont retardé l’élaboration du projet. Mais il les a surmontées. Parce qu’en montrant le pilote à plusieurs personnes, ces dernières lui ont aussitôt répliqué qu’il racontait leurs propres histoires et non seulement la sienne. Parce qu’il a rencontré l’écrivain et psychologue Boris Cyrulnik qui lui a rappelé l’importance de dire les plaies du passé, en soulignant la nécessité de les raconter par l’intermédiaire d’un «tiers». Parce qu’il a été voir plusieurs psychologues qui lui ont expliqué que «ce que nous avons vécu est un poids qu’on donne en héritage, d’où le titre du film d’ailleurs». Aractingi se décide donc à raconter, par le biais du tiers qui est pour lui l’artifice du jeu, celui du cinéma.
 


L’exil ou le retour?
Au-delà de certaines longueurs, d’une certaine restriction de l’Histoire du pays à une catégorie bien déterminée, d’une vision particulière et personnelle des événements et des situations, Philippe Aractingi ouvre les portes du passé, notamment de la guerre libanaise, ces quinze années toujours enfermées dans la crainte de l’épouvante. Il les ouvre, malgré les conseils de sa mère de fermer définitivement cette page, de regarder vers l’avenir. Il les ouvre comme il ouvre les battants de son armoire d’enfance pour extraire ses souvenirs de guerre, adolescent fasciné par ce qu’il vivait sans en comprendre l’impact. Ces passages-là, où, main dans la main, avec ses enfants, il traverse ce qui était la zone frontalière entre Beyrouth est et Beyrouth ouest, où son fils Mathieu simule la course fuite de son père face au danger des francs-tireurs dans les ruelles du no man’s land, où sur la table à manger de la maison paternelle, il étale les armes, munitions et autres éclats d’obus qu’il collectionnait, face au regard interrogateur de ses enfants, un regard qui demande des explications que le père donne, en soutenant l’incompréhension et la colère de son fils aîné Luc… Ces scènes-là, cette dernière scène surtout, retentissent poignantes, chargées de tellement d’émotions qu’elles vous empoignent aux tripes. Faire face à ses enfants, leur raconter la douleur, l’absurdité et les erreurs du passé, se dévoiler face à eux… Philippe Aractingi a eu le courage de le faire. Parce que continuer à taire ce passé n’est pas une manière de les protéger, contrairement à ce qu’on aurait communément tendance à croire. Leur en parler, c’est leur donner une chance de ne pas répéter les mêmes erreurs. Ou plus simplement leur permettre d’avoir toutes les cartes en main pour agir alors.
Mirath résonne ainsi comme une œuvre à visée multiple, un témoignage, une tentative d’explication, un éclaircissement, une éducation, une transmission, un cadeau qu’Aractingi offre à ses enfants, «à nos enfants», selon les derniers mots qui s’affichent sur l’écran. «Aujourd’hui, dit-il encore dans la note d’intention, j’espère de tout cœur que cette histoire sera la plus universelle possible et qu’elle résonnera chez toutes celles et ceux qui se sont posé ces mêmes questions sur la transmission, la guerre, le devoir de mémoire et l’exil. Il m’a semblé nécessaire de raconter notre parcours et de prendre le risque de me livrer pour que Héritages soit avant tout un partage. A l’opposé d’une œuvre faite «pour la gloire» ou la critique… Ce film, je l’ai fait pour nos enfants».


Nayla Rached

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