Bahjat Rizk : Le mur de Berlin et les accords de Taëf : 25 ans après
Depuis un quart de siècle, à deux semaines d’intervalle, les accords de Taëf ont été conclus (22 octobre 1989) et le mur de Berlin est tombé (9 novembre 1989) : deux évènements fondateurs dans la vie politique libanaise (les accords étant censés mettre fin à quinze années de guerres civiles au Liban)et la vie politique mondiale (la chute du mur mettant fin à une lutte idéologique entre l’Ouest et l’Est, qui avait duré un peu plus de soixante-dix ans (1917-1989)et qui avait culminé, après la Seconde Guerre mondiale, avec la guerre froide(1945-1989). La coïncidence des dates nous incite, à revoir l’évolution de ces deux évènements et un possible rapprochement entre eux. Tout d’abord la chute du mur de Berlin (1961-1989) : depuis septembre 1989, des milliers de fugitifs est-allemands s’étaient réfugiés à l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne à Prague, obligeant les autorités ouest et est allemandes après l’intervention des Russes, à entrer en négociation à l’ONU, pour les évacuer en direction du monde libre. Il y eut de la sorte quatorze trains baptisés trains de la Liberté et de multiples manifestations, déclenchant un processus irréversible, qui finira par entraîner la chute du mur, le 9 novembre 1989.En suivant les documentaires de l’époque et les témoignages actuels, vingt-cinq ans après, de ces héros ordinaires, il nous est possible d’évaluer le chemin parcouru. Cette quête de la liberté a abouti, entraînant la fin de la guerre froide et la chute de l’idéologie communiste qui s’était muée presque dès le départ, en des dictatures féroces et figées, appelées inéluctablement un jour à tomber. Certes, il y eut l’accompagnement providentiel, d’un Michaël Gorbatchev et un élan de solidarité incroyable en Occident, qui essaya de colmater la rupture consacrée, après la Seconde Guerre mondiale et le partage de Yalta. Dans leur symbolique, ces trains de la liberté avaient reconstitué l’espace, en traversant les frontières matérielles et idéologiques, de l’Europe réunifiée. L’Europe de la démocratie et des droits de l’Homme.
Toutefois vingt-cinq ans après, Vladimir Poutine tente à travers la Fédération de Russie de reconstituer l’Empire perdu. Avec le conflit ukrainien, c’est le retour d’une certaine radicalité, au nom du nationalisme russe qui s’insurge, contre son propre déclin. Si Gorbatchev a représenté l’humaniste, épris de progrès et de liberté, Poutine représente le nationaliste, qui veut défendre sa culture et son emprise sur le monde environnant. Au niveau de la Russie, Gorbatchev a été décrié, même s’il est salué au niveau mondial, à l’inverse Poutine est célébré sur son propre sol, même s’il est décrié dans le reste du monde et surtout en Occident. Un peu plus de deux décennies, après la chute du mur de Berlin, il y a bientôt quatre ans, le monde arabe a été secoué à son tour, d’une quête de liberté, face aux dictatures en place depuis plus de quatre décennies. Ce qui fut appelé le printemps arabe. Après la chute en 2003 de Saddam en Irak, le monde arabe a vu en 2011, la chute de Ben Ali en Tunisie, de Kadhafi en Libye, de Moubarak en Egypte. Seul Assad fils est toujours en place en Syrie, au prix de plus de 200 000 morts. Comment expliquer que ce processus de progrès et de liberté, qui a si bien réussi dans l’ancien empire soviétique et partiellement en Chine, ait si tragiquement échoué dans le monde arabe et s’est mué, en une succession tragique quasi généralisée de guerres civiles, avec l’émergence d’une nouvelle idéologie, l’intégrisme musulman qui devient transnational. Nous ne pouvons pas toujours hélas imaginer, une société humaine sans politique et donc sans discours idéologique. Pourquoi ce modèle idéologique libéral et occidental, basé sur les libertés individuelles et des droits de l’homme, n’a pas pu émerger, dans des sociétés patriarcales notamment en orient et a été remplacé, par de nouvelles idéologies intégristes radicales ? Il y a une identification avec le modèle occidental, qui non seulement ne s’est pas effectuée, mais a été remplacée, par un rejet et une franche hostilité quasi archaïque .Le conflit israélo-palestinien et notamment le statut de Jérusalem, a empoisonné depuis plus de six décennies, cette région du monde. Depuis la création en 1948 de l’Etat d’Israël, en attendant la création d’un Etat Palestinien viable. L’Occident dans son ensemble et notamment les Etats –Unis, protecteurs d’Israël, sont perçus comme un ennemi archaïque de l’Orient. Certes, cette coupure remonte depuis le premier choc de cultures entre l’Orient et l’Occident, depuis l’affrontement entre les Grecs et les Perses, cinq cents ans avant Jésus Christ (guerres médiques). Mais cette rivalité s’est développée à partir du VII siècle, lors des guerres entre les deux grandes religions monothéistes. Même s’il y a eu des périodes d’affrontement et d’autres de rapprochement, le choc et le dialogue étant les deux faces, d’une même médaille. D’ailleurs au sein même de chacune de ces deux grandes religions, il y a eu des affrontements idéologiques intra religieux. Ce qui nous ramène à la question de la diversité culturelle, qui devrait être considérée comme une question d’anthropologie politique (structurelle) et non seulement une question de géopolitique (conjoncturelle). Le choc des cultures est toujours là, depuis l’émergence des sociétés humaines et nous ne parvenons pas à le rationaliser. Nous ne pouvons que soit le nier (de manière utopique), soit l’essentialiser en vue de l’instrumentaliser (de manière pragmatique, voire cynique).Le conflit libanais ,qui aurait dû fournir par son règlement, un exemple réussi de gestion politique pacifique ,d’une société pluriculturelle religieuse est également toujours, vingt-cinq ans après, au point mort . A la même période de la chute du mur de Berlin, les députés libanais, qui avaient traversé la guerre civile (élus en 1972), se réunissaient à Taëf ,de fin septembre jusqu’au 22 octobre 1989, pour signer les accords censés mettre fin à la guerre civile libanaise (1975-1990). Cette réunion avait été rendue nécessaire, après la vacance à la présidence de
la république en septembre 1988 et les guerres engagées contre l’armée Syrienne et les milices chrétiennes (forces libanaises), par le gouvernement provisoire , nommé le dernier jour du mandat et qui devait assurer principalement, l’élection du nouveau président . Nous eûmes malheureusement droit à un président martyr élu (5 novembre 1989) et assassiné dix-sept jours après (22 novembre), le jour de la fête nationale. Puis à quinze années de tutelle syrienne (1990-2005), l’assassinat d’un Premier ministre martyr, le départ forcé de l’armée syrienne (avril 2005) et des luttes internes et régionales par Libanais interposés, depuis bientôt une décennie. Malheureusement, un quart de siècle après les accords de Taëf de 1989(peu importe leur contenu) nous sommes toujours au même point : à nouveau sans président de la république et les mêmes quatre candidats majeurs à la présidence de la république(trois toujours candidats et le petit fils homonyme du quatrième ), dans un système politique dysfonctionnel, et des communautés dressées les unes contre les autres et une communauté maronite suicidaire, scindée en deux (comme elle l’a toujours pratiquement été). Même si entretemps les alliances et les discours politiques parfois se sont inversés de manière spectaculaire. Les ambitions politiques personnelles au Liban, quel que soit le retournement, finissent toujours par se justifier hélas, au niveau communautaire. Au-delà de toute polémique ou prise de position politique partisane, il me semble que le Liban aurait dû faire un travail sur lui-même et sur la question de son identité et du pluralisme religieux culturel et politique .Ce n’est pas un système politique accepté par la négociation ardue ou la contrainte, mais une définition claire et une acceptation franche de cette identité pluriculturelle, qui pourrait aménager un système politique qui rassure et perdure. Le système politique libanais n’est intéressant que s’il unit les Libanais, au-delà de leurs différences, tout en acceptant ces différences, comme valeur ajoutée et source de complémentarité et d’enrichissement. La question identitaire est une question constante à travers ses paramètres (paramètres d’Hérodote) et qui varie selon leur priorité. C’est ainsi que les idéologues et les milices de l’Etat islamique aujourd’hui, persécutent les Kurdes qui sont tout aussi musulmans et sunnites qu’eux. 25 ans après la chute du mur de Berlin et la conclusion des accords de Taëf (emblématiques de la résolution politique des conflits pluriculturels), de nouvelles idéologies radicales et extrémistes ont remplacé les anciennes, dans de nouveaux espaces d’affrontement et le Liban qui ne parvient toujours pas, à définir son espace identitaire interne, continue à servir d’espace de compromis ou de compromission, de médiation ou de transition, d’échange ou de rechange