#

Les conditions de vie dramatiques des jésuites au Liban entre 1914 et 1918

TitanicSOUVENIRS
Cent ans après et pour la première fois, photos, diaires, lettres et notes personnelles sortent des archives privées de la Compagnie de Jésus au Liban pour relater la Grande Guerre du côté de chez nous. Ces documents d’une grande importance sur le plan historique et mémoriel sont exposés dans la crypte Saint-Joseph des pères jésuites, rue Monnot. À ne rater sous aucun prétexte. Jusqu’au 29 mai.
May MAKAREM | OLJ, 23/05/2014

Intitulée « Les jésuites au Liban et la Grande Guerre de 1914-1918 », l’exposition est labellisée « Centenaire de la Première Guerre mondiale » par la mission française du centenaire. Elle est le fruit de trois années de recherche au cours desquelles Christian Taoutel, professeur d’histoire à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, et Pierre Wittouck s.j. ont épluché des milliers de documents et témoignages laissés par les prêtres jésuites sur cette période tragique. Des messages, des carnets et des diaires, parfois péniblement déchiffrés, car souvent détériorés par l’humidité ou rongés par la poussière, illustrent les terribles années marquées par la misère, la famine et les épidémies. Des pages de mémoire méconnues détaillent les exactions endurées par les missionnaires français et jésuites étiquetés alliés des ennemis de l’Empire ottoman. L’ensemble offre un état des lieux impressionnant.


Mémoire de la tourmente


Une des pièces maîtresses exposées est le décret ottoman annonçant la suppression des capitulations turques. Les droits et privilèges accordés par les sultans aux sujets chrétiens résidents dans l’empire sont annulés. Les institutions religieuses, et en particuliers celles des jésuites soupçonnés de faire la propagande des ennemis de l’empire, sont réquisitionnées et pillées. L’abbé Joseph Tfinkidji, prêtre chaldéen d’Alep, relate dans une missive envoyée au père Louis Cheikho s.j. les brutalités commises contre la population du Levant. Dans une autre datée de 1915 et adressée au père provincial de France, le R.P. Mattern raconte les exactions et les intimidations auxquelles la mission est soumise. Parallèlement, dans une note anonyme datant de 1914, un prêtre de la Compagnie de Jésus dresse une liste de biens (livres, sacoches, calepins, soutanes et même du linge de corps) confiés à des enseignants et étudiants de la famille Harfouche, Boustani et Tyan… D’autres objets, dont un harmonium, un piano, trois statues et des chemins de croix sont déposés chez les voisins, les Hélou, Accaoui, Yared et Khabbaz. Un texte fait également mention que ces familles suspectées de complicité avec les jésuites ont été victimes de perquisitions et de fouilles. En janvier 1915, le R.P. Louis Cheikho signale la confiscation des archives du consulat de France. En février de la même année, suite à l’interception d’une lettre critiquant la Turquie, le père Cattin s.j. est convoqué devant la cour martiale ottomane. Et ce ne sont là bien sûr que quelques exemples.


Les documents exposés brossent aussi un panorama du sac des églises par l’armée ottomane, du vol des matériaux de l’Hôpital Dieu de France et de l’occupation de la faculté française de médecine à Beyrouth. À Ksara, la maison et l’observatoire des jésuites sont entièrement saccagés, la bibliothèque dispersée et les caves pillées. Un document manuscrit détaille la liste des biens saisis. À titre d’exemple : 600 litres d’eau de vie, 205 000 litres de vin rouge et blanc et 700 litres de vermouth emportés et remis à un agronome allemand qui s’est chargé de faire écouler la marchandise en Allemagne et en Autriche !
Des détails parmi tant d’autres qui donnent une idée des conditions de vie dramatiques qui furent celles des jésuites durant la Première Guerre mondiale.


Jetés à la rue, certains prêtres sont accueillis la nuit par Mister Bliss président de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), dont le pays n’étant pas entré en guerre jusque-là n’avait pas été inquiété. Un nombre d’entre eux rentrera en France pour s’enrôler dans l’armée. Et justement, l’exposition affiche un ordre du colonel Fourlinnie, commandant du régiment 343, certifiant l’engagement du père Jeanniere s.j. comme brancardier CM4 à la guerre (mai 1918).


Famine et épidémies : la grande épreuve


L’exposition aborde également le thème de la famine. On y trouvera, en particulier, la liste partielle des défunts du village de Bechmezzine (Koura) dressée par un curé qui ne se borne pas à une sèche énumération, mais précise l’âge de chaque personne disparue et la date de son décès, mettant en lumière des familles entières décimées dont des enfants frappés au seuil de la vie. À lui seul ce document sur lequel il y aurait tant à dire rappelle le terrible fléau provoqué par les réquisitions systématiques des récoltes et denrées alimentaires par les troupes ottomanes, l’embargo imposé par la flotte anglaise, l’invasion des sauterelles, les épidémies de typhus et de choléra… Dans un texte, on peut lire : « Ceux qui n’ont pas de ressources ni de fortune ni de provisions sont condamnés à mourir de faim. Entre 40 000 (au minimum) et 60 000 personnes sont déjà mortes de faim au début de l’été 1916 (…) Les districts qui ont le plus souffert sont le Kesrouan, le Metn et Batroun, où certains villages se vident littéralement. L’absence de médicaments, de médecins et de pharmaciens, tous réquisitionnés pour l’armée turque, est totale. Des épidémies de choléra, variole et typhus viennent s’ajouter aux malheurs de la population. » Ainsi une carte indique les villes libanaises touchées par l’épidémie de malaria. Et des extraits de deux diaires datés de juillet-août 1915 décrivent l’invasion de sauterelles qui ont dévasté les champs de cultures. L’année 1915 restera dans la mémoire populaire celle des sauterelles et de la famine.


L’espoir renaît


L’espoir renaît avec la fin de la guerre, qui voit les troupes britanniques venues d’Alep occuper l’Université Saint-Joseph (une affiche en témoigne). Mais le plus beau document illustrant la fin du cauchemar est le carton d’invitation reçu par le recteur de l’université, où il est écrit : « Le général Henry Gouraud invite Monsieur Cattin s.j. à célébrer la proclamation solennelle du Grand Liban le mercredi 1er septembre 1920, à 5h30 après-midi, au parc des Pins, galerie inférieure du Casino du parc, place numéro 41… »
Par ailleurs, au lendemain de la guerre, les Libanais ont désormais des cartes d’identité délivrées par la France. Celle du frère Georges Mardelli s.j. figure en bonne place sur les cimaises.


Un épisode douloureux dont l’ambassadeur de Turquie Suleyman Inan Ozyildiz, présent à l’exposition, tirera la conclusion suivante : « Les guerres divisent et parfois détruisent les peuples et les nations. Comme c’était le cas pendant la Première Guerre, elles éliminent les empires, les États et les anciens ordres politiques. Mais les guerres, surtout après cent ans, unissent aussi les descendants des anciennes générations qui se sont battues et ont souffert, dans un but de réflexion et de recueillement. Je suis convaincu que cette exposition sert bien cette cause. À travers les photos exposées ici nous nous souvenons des événements, des pertes et des malheurs de la Grande Guerre, pour que les épisodes tragiques de l’histoire se ne répètent plus. »
À signaler qu’à l’initiative de Carole Dagher, attachée culturelle près l’ambassade du Liban à Paris et présidente de l’Association des amis de la Bibliothèque orientale de Beyrouth (AABOB), l’exposition « Les jésuites au Liban et la Grande Guerre de 1914-1918 » sera présentée à Paris, à la mairie du 1er arrondissement, le 11 novembre prochain.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.