Le cinéma libanais pourra-t-il un jour figurer parmi les affiches internationales de films qui nous ont fait rêver ?
Et si cette allégation qui circule depuis quelque temps dans le milieu du cinéma libanais était fondée, et qui plus est, symptôme de vitalité : « Il existe de jeunes réalisateurs libanais qui font des films de qualité, et qui viennent enrichir un corpus cinématographique créatif ».
Une allégation qui se traduit en actes dynamiques, c’est-à-dire en la création de films qui méritent en premier lieu un visionnage attentif, mais qui ouvrent aussi dans le même temps un débat sur tous les potentiels en germe.
L’aspect, dirions-nous concret, technique, de ces films, est remarquable du fait de leurs particularités esthétiques : des sujets sensibles, importants, voire épineux ; des traitements cinématographiques qui mettent le langage de l’image au premier plan sans pour autant négliger la dramatisation des thèmes choisis ; sans oublier ces tentatives approfondies de la part des réalisateurs de films documentaires, pour exploiter les spécificités stylistiques et filmiques du genre tout en le libérant des formatages du reportage télévisuel ou socio-militant.
La jeune production cinématographique ne se limite pas aux œuvres des diplômés en audiovisuel. Certains jeunes réalisateurs qui ont achevé leur premier ou leur deuxième film après beaucoup d’essais et de persévérance, ont laissé transparaître (avec le premier ou le second, et parfois avec les deux à la fois) une force esthétique prometteuse ; si ces auteurs envisagent de développer leurs talents, ils pourront les porter à un niveau encore plus abouti. Ceci s’applique aux différents genres et formats, les fictions longues et courtes comme les documentaires.
Au cours des dernières semaines de 2013, un bouquet de films libanais qui se prêtent à la discussion et aux commentaires analytiques a été présenté, hors du cadre des projections commerciales locales, dont l’un d’eux, un long métrage de fiction de Mahmoud Hojeij, Stable Unstable, ou Tâlé Nâzel dans son titre arabe (Monter descendre), est sorti en salle en janvier 2014.
Un autre de ces films, intitulé Waynon (Où sont-ils ?), est également un long métrage de fiction. Produit par un groupe d’étudiants de l’université Notre-Dame de Louaizé, il se distingue par le fait qu’il constitue, sur le plan local, la première expérience de réalisation collective.
Pour le reste, on mentionnera le premier documentaire long de Diala Kashmar, Arak (Insomnie), et trois courts métrages : deux fictions, Akar (Eaux troubles) de Toufic Khreich et 7 saât (7 heures) de Farah El- Hachem, ainsi que ce documentaire expérimental qui sort de l’ordinaire, Al Irtibâk (La confusion) de Ali Cherri.
Ce bouquet de films se caractérise par sa diversité. A l’exception du film collectif, chacune des œuvres porte dans sa composition des dimensions esthétiques variées. Sur Waynon, réalisé par Tarek Korkmaz, Zeina Makki, Jad Beyrouti, Kristelle Aghniades, Salim El-Habr, Maria Abdel Karim et Naji Bechara, nous restons partagés : bien que séduits par le choix d’un sujet toujours brûlant dans la société libanaise, celui des personnes enlevées et disparues, nous sommes moins convaincus par les procédés du traitement visuel et narratif. En effet, les séquences agencées autour d’un ensemble de récits dont on découvre seulement plus tard l’interconnexion, n’ont pas été développées dans le cadre d’une progression dramatique cohérente et maîtrisée. Chaque séquence apparaît comme une entité indépendante, chose qui, en soi, n’est pas critiquable, mais elle n’en nécessite pas moins d’être rattachée au déroulement global pour la cohérence de l’ensemble. En outre, le développement du thème est non seulement schématisé, mais banalisé, saturé de situations mélodramatiques, ce qui n’apporte pas de nouveaux éclairages, ni sur le plan de la psychologie des proches des personnes enlevées et disparues, ni sur celui des conflits internes ; les apports sont également limités sur les aspects sociaux, politiques et médiatiques de la question, tout comme sur le plan du langage cinématographique. La liste des interprètes est impressionnante : Antoine et Latifé Moultaka, Carole Abboud, Carmen Lebbos, Takla Chamoun, Nada Bou Farhat, Talal Al-Jurdi, Diamant Bou Abboud, Élie Mitri, Rodrigue Sleiman. Certes, dans le domaine des émotions et de l’humain ce film est très riche, nous donnant à voir tous les registres de la douleur, de l’oppression et de l’affrontement, du désir de délivrance, sans oublier ce cri désespéré pour découvrir la vérité et le destin de ces victimes. Dommage que le fond soit très quelconque, et que cette expérience de réalisation collective accuse un manque d’imagination créatrice et de direction artistique, facteurs indispensables à l’achèvement d’un tel projet. En d’autres termes, la valeur humaine du scénario n’a pas trouvé d’équivalent dans une transposition visuelle avec laquelle elle se serait harmonisée au niveau de l’esthétique.
Le long métrage de fiction qui se situerait aux antipodes de ce film est Tâlé Nâzel, bien que la comparaison ne soit pas réellement de mise, Waynon étant le fruit du travail collectif d’étudiants alors que Tâlé Nâzel constitue une étape de plus dans le parcours d’un réalisateur qui a assumé une approche novatrice, avec un cinéma expérimental qui puise dans le réel social son matériau d’expérimentation, en tirant parti des ressources du langage filmique, du montage et du fignolage des détails. Tâlé Nâzel, c’est une clinique psychiatrique, des patients souffrant de troubles psychiques qui y débarquent au dernier jour de l’an, en situation de conflit avec leur environnement et avec eux-mêmes, donnant à voir des histoires personnelles diverses. L’un des acteurs, Camille Salamé, qui joue le rôle du psychothérapeute, vit sa première expérience du grand écran, même si la sortie commerciale de son deuxième film, Ghadi, de Amin Dora, a précédé celle de Tâlé Nâzel.
Camille Salamé a aussi joué dans Akar de Khreich : un père autoritaire et oppresseur, un déchirement familial et des effondrements psychologiques, l’émigration pour se libérer de l’autorité paternelle et de la laideur de la guerre, telle est la toile de fond d’Akar. Ces vérités se dévoileront après le retour au pays du fils et de sa famille, dans un face-à-face avec le père à l’article de la mort, à travers un processus cinématographique cohérent, tant dans la description des traits psychologiques de personnes brisées, que dans la représentation du mal-être individuel, au travers des souvenirs et des situations.
Ce retour au pays trouve son pendant dans le retour à Beyrouth de Farah El-Hachem, dans 7 Saât. Sept heures, c’est le décalage horaire entre le Liban et l’Amérique. Tourné dans Beyrouth et la rue Hamra, avec la présence de la réalisatrice dans le premier rôle, ce film nous révèle la vivacité du lien sentimental, émotionnel et humain qu’éprouve El-Hachem envers sa propre ville.
Ali Cherri dans Al Irtibâk est quant à lui autant préoccupé par l’historique des séismes au Liban qu’il est absorbé par le jeu des possibilités du cinéma expérimental, basé sur le pouvoir de l’image et de son esthétique dans l’exploration des interrogations et des obsessions humaines. L’exposé scientifique fait partie de ce jeu, ou en est une voie d’accès. Cherri s’implique de par son style même dans la création d’images cinématographiques qui font fusionner l’étrange et le réel, pour une représentation de la réalité véhiculée par la finesse d’une narration filmique ouverte à maintes possibilités, et capable d’exalter le regard, ravi de découvrir ce qui se cache derrière les images, et en elles.
Arak est un cas particulier dans le paysage du cinéma libanais actuel. Ce documentaire, qui s’introduit dans un certain milieu social de Beyrouth, suit le parcours de quelques jeunes gens appartenant à la communauté chiite, et qui résident dans le quartier d’Al-Léja. Ils sont les témoins des réalités libanaises, des circonstances socio-confessionnelles de leur vécu à la situation politico-sécuritaire qui prévaut au Liban, en passant par leurs petites histoires personnelles qui sont plus importantes et plus nobles que toute autre chose, culminant dans le désir de s’échapper du tunnel d’une vie chargée au quotidien de mille douleurs et interrogations en suspens. Le processus cinématographique à l’œuvre est équilibré dans ses différents aspects : le travail préparatoire de recherche approfondie et le suivi permanent sur le terrain sont clairement perceptibles dans la manière de sonder le cœur de ces jeunes, leurs vies et leurs obsessions ; le montage n’est qu’une extension de la dureté de leurs récits et de leurs parcours, et le choix de conduire des dialogues individuels ou en groupe apparaît comme le corollaire cinématographique de l’image de base de ce milieu et de ceux qui le représentent.
Ces exemples de films reflètent une part de la diversité et de la dynamique à l’œuvre dans la jeune production cinématographique libanaise. La diversité est saine et utile. La divergence de vue entre les productions sur les plans cinématographique, dramatique ou esthétique, est elle aussi nécessaire. Le plus important est d’offrir à ces films la possibilité de bénéficier de sorties en salle, et de provoquer des occasions de débats.
« Le cinéma, c’est l’écriture moderne dont l’encre est la lumière. » (Jean Cocteau)
Nadim Jarjoura est critique de cinéma.
Article paru dans as-Safir, le 9 janvier 2014, et actualisé pour le Safir francophone.