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Une source d’enseignement, par Carole Dagher

Article paru dans le quotidien La Croix du 15/05/2014, dans le cadre du dossier Spécial Europe, auquel participent de nombreux hommes politiques et intellectuels.

TitanicCAROLE H. DAGHER

Chargée des affaires culturelles de l’Ambassade du Liban en France


Longtemps, aux yeux des Libanais, du monde arabe, et des chrétiens orientaux, l’Europe a revêtu le visage de la France, protectrice des Lieux saints et des catholiques en Orient, depuis les capitulations signées entre François 1er et Soliman le Magnifique en 1536. Cela s’est exprimé par l’usage du mot Franj (les Francs) pour désigner les Européens, et les Occidentaux en général.


Le Liban, où la légende fait naître à Tyr la princesse Europe enlevée par Zeus déguisé en taureau, a naturellement donc des affinités culturelles, historiques, voire mythologiques, et aussi économiques et commerciales, avec la Communauté européenne. Mais le lien le plus emblématique est probablement celui des valeurs. Car elles impliquent un système politique démocratique où le respect du pluralisme, les droits de l’homme, la citoyenneté, l’égalité des chances, trouvent leur application, ainsi que les libertés publiques, au premier rang desquelles la liberté de conscience, d’expression et la liberté religieuse.


Or l’Europe d’aujourd’hui est en pleine crise des valeurs. La crise économique a aiguisé l’hostilité envers Bruxelles et ses fonctionnaires. La notion de l’intérêt commun, qui fut le véritable socle de la politique européenne, tend à disparaître et l’idée européenne se délite, notamment en France, menaçant de dégénérer en crise de légitimité des institutions européennes.


Il faut pourtant se souvenir que l’Europe d’aujourd’hui est le fruit d’une entreprise humaine sublime, consistant à jeter les ponts entre ennemis d’hier. Une telle démarche n’aurait pu être menée si elle ne s’appuyait sur une vision spirituelle et si ses initiateurs n’étaient animés d’une foi profonde, celle qui soulève les montagnes.


Il faut lire le témoignage de Georges Berthoin, l’une des dernières consciences européennes de notre époque, directeur du cabinet de Jean Monnet puis ambassadeur de la Communauté européenne à Londres de 1956 à 1973 (1), pour se rappeler les valeurs humanistes et chrétiennes qui furent celles des fondateurs de l’Europe. Elles leur permirent de surmonter méfiances et ressentiment et de partir du principe énoncé par Schuman selon lequel « la reconnaissance de l’autre et de sa dignité valait pardon ».


L’on comprend mieux comment « l’oubli » de cet héritage humaniste chrétien et son déni lors de l’adoption de la Constitution européenne, ont privé l’Europe du souffle, de l’élan quasi-mystique qui présida à sa naissance et qui en fit la plus noble réalisation des temps modernes : un sanctuaire de paix placé sous la garde de Marie, comme en témoigne l’adoption du drapeau, et un modèle pour toutes les nations. L’esprit pionnier des origines a dès lors cédé la place à des institutions sans esprit, et la finalité de l’édifice communautaire européen s’est perdue dans les brumes opaques de la bureaucratie.


Le monde d’aujourd’hui a plus que jamais besoin de l’Europe, et pas seulement d’un espace Schengen que tous les assoiffés de justice, de liberté et d’opportunités de travail, rêvent de rejoindre. L’humanité est en quête de sens et de valeurs.


En Orient, chrétiens et musulmans, tout en restant attachés à leurs traditions religieuses et culturelles, aspirent aussi à une société moderne. Le monde arabe a toujours rêvé d’un exemple fédérateur ou d’un marché commun. Les idéologies panarabes ayant conduit à des régimes autoritaires et répressifs, c’est à un chemin de réconciliation et à l’édification d’États de droit que rêvent les jeunes générations.


C’est pourquoi la construction européenne est source d’enseignements. Une relance de l’Europe rejaillirait de manière bénéfique sur tout le bassin méditerranéen. Par son intimité historique avec le Proche-Orient, l’UE, et en particulier la France, est à même de jouer un rôle, non seulement géopolitique et économique, mais plus significativement encore pour cette région sensible aux symboles, celui de modèle de réconciliation et de démocratie et de garante de la paix mondiale. Encore faut-il qu’elle en ait la volonté, la vision et les moyens dont ses pères fondateurs s’étaient dotés lorsqu’ils entreprirent leur œuvre pionnière dans l’histoire de l’humanité.

Carole H. Dagher
(1) Un destin d’Européen, de l’utopie à l’espérance, avec Gérard Khoury et Danièle Sallenave (Albin Michel, 304 p., 24,90 €)

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