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Le coût du goût,Le goût libanais, c’est une histoire d’amour, une histoire de nostalgie et de transmission.

Le coût du goût






Titanic  
Quel chauffeur de taxi peut se permettre de manger un bout au centre-ville ou ailleurs ? Qui peut s’offrir un simple plat de pâtes à 15 dollars ! Le design bling bling de certains endroits effraie les gueux qui l’associent au tarif rédhibitoire. Certains patrons sont devenus des ogres qui dépouillent les portemonnaies de leurs clients, vite et bien. 
Dans un restaurant damasquin, en 2010, alors que je travaillais sur un projet culinaire en Syrie, j’ai demandé au serveur pourquoi dans le menu, ils spécifiaient le grammage des viandes.


Il m’a répondu qu’en Syrie, ils doivent servir exactement le poids signalé sur la carte. Au Liban, en revanche, on se demande souvent si on en a pour son argent. On paye un prix exorbitant pour engloutir parfois de la viande suspecte ! 
Pourtant, il y a à peine dix ans on pouvait se nourrir convenablement sans se ruiner. Au Liban, le concept de restauration fut motivé par l’envie de sortir de la ville, de son quotidien et de sa routine. 
Sans payer une fortune un malheureux plat de moghrabieh ou un micro mezzé le dimanche. Aujourd’hui, certains artisans intelligents résistent à augmenter leurs prix. Ils cuisinent avec goût tout en facturant des prix justes. La flambée de l’immobilier incite les autres à augmenter d’une façon démesurée leurs tarifs et habituant les consommateurs à acquitter des factures injustifiées.
Comment en sommes-nous arrivés là ? 

Je vous propose de vous raconter la petite histoire de l’évolution de la gastronomie au Liban. 

Dans les années 1930 et 1940, le pays était vert. Le béton n’avait pas encore grignoté tout l’espace urbain. Les lieux pour se poser et pique-niquer étaient nombreux. Les familles s’organisaient et remplissaient les paniers de victuailles qu’elles dégustaient paisiblement à l’orée des bois. Sous un arbre, à proximité d’une source qui servait non seulement à se rafraîchir, mais aussi de ‘frigo’ naturel. Les pastèques et boissons restaient trempées jusqu’à consommation. La source assurait l’approvisionnement en eau. Les fleuves, ces havres de paix devenaient cultes comme le fleuve de Berdawni qui attirait une foule hétéroclite les fins de semaine. La ville était parsemée de forêts et de bois. Aujourd’hui nous n’en gardons plus que les noms : Horch Tabet et Les Bois des Pins. Ce dernier espace fait de la résistance, tout autour le béton, telle une araignée, s’est emparé de Beyrouth.
A la croisée des chemins, Zahlé, important carrefour de la région, grouillait de monde. Citadins et campagnards se pressaient dans la plaine de la Békaa pour se détendre et savourer des plats préparés à la maison. De ce mélange des ‘genres’ naquit la culture du mezzé. Cette multitude de raviers constitués de chaud et de froid, de cru et de cuit, de petits plats à partager. A présent, le mezzé représente à l’étranger ’’l’art de manger libanais’’. 

Dans les années 1950, le Liban avait le vent en poupe. Avec la nationalisation du Canal de Suez, Nasser a dévié touristes et voyageurs d’affaires du Caire vers Beyrouth. La capitale libanaise s’était métamorphosée en une ruche culturelle et gastronomique. En un rien de temps, Beyrouth commença à scintiller et s’arrogea la palme d’or de la destination moyen-orientale. Cette décennie marque le début de la création d’enseignes culinaires. Les touristes affluaient et les Libanais avaient envie de sortir. De ce désir de manger ‘en dehors de chez soi’ est né la prolifération du mezzé
En deux coups de cuillères à pot, snacks et restaurants ouvraient. Les années folles, comme du lait, comme du coton, tout doux, tout fou. Le boom économique avant le grand boom de la guerre. Il fallait profiter, tout vivre, vite et bien. Sur la corniche, dans la chaleur moite de l’été qui s’étirait, les clubs et restos explosaient. Filles et garçons se déhanchaient sur fond de musique yéyé. 

Un bus, des mitraillettes, des bruits stridents, et le début de la fin d’une époque. 13 avril 1975, bang, la guerre civile, la fin du rêve. Le Liban sombrait dans la dépression nerveuse. Un autre cadre, explosion de la société. Les beaux jours du centre-ville, jadis bouillonnant n’était plus qu’un vague souvenir. Le cœur de la capitale fut rapidement déserté. Les bouis-bouis et échoppes gourmandes étaient occupés par les snippers embusqués. Les bons restaurants concentrés dans le nombril de la ville avaient pris la poudre d’escampette. D’aucuns avaient définitivement fermé tandis que les autres s’éparpillaient dans les différentes régions où vivaient leur communauté confessionnelle. Les chrétiens ouvraient en zone chrétienne et les musulmans aussi. 
Ceux qui officiaient loin de la ville, se comptaient sur les doigts d’une main. Cependant, bonne qualité des ingrédients et tarifs modérés étaient souvent de mise. 

Vint la fin de la guerre, comme par enchantement. En un clin d’œil, les ennemis d’hier enterrèrent la hache de guerre. Les Accords de Taëf du 22 octobre 1989 sonnèrent le glas des milices, des tirs et des destructions. En deux temps trois mouvements, d’un état de guerre effréné, le Liban plongea dans une quiétude inquiétante. On attendait la guerre à tout moment, mais elle avait pris une autre forme : celle d’un conflit de classes sociales. L’économie par la reconstruction passait nécessairement par la destruction de ce qui restait à la fin, à la toute fin d’immeubles et vestiges encore debout. 
De cette ville martyre, les promoteurs se sont emparés. Les libanais étaient fatigués, sourds, muets, abasourdis par ces années de violence et d’angoisse. Alors ils ont laissé faire, ils ne voulaient plus, n’en pouvaient plus…
Alors, la ville se reconstruisait à l’instar des âmes et des cœurs brisés…et les restaurants aussi !

Subrepticement, la fureur de vivre supplanta le désarroi. Les restaurants commençaient à éclore, fruits de la créativité hyperactive de cette population qui en veut. On voulait faire la fête, tout manger.
Hier ils vivaient terrés, terrorisés par leurs voisins. A présent, ils voulaient faire festoyer avec eux. 1990, la décennie glorieuse ! Chaque institution clamait son goût, son trip, son type de clientèle. Ils étaient souvent bons et pratiquaient un tarif raisonnable. L’Os à Aïn Saadé était une institution. On roulait des kilomètres pour manger sa fameuse baguette à l’ail. On descendait de Faraya à Dbayeh pour manger au petit matin une manouche à la texture unique. Le snack Lala embaumait la rue Mar Mitr de ses sandwichs de poulet. On emmagasinait le plein de vitamines avec les cocktails de fruits de Frulatte. Des restaurants, il y en avait dans toutes les régions. Les gourmands se ruaient pour manger un bout au The Chase à Kaslik, très en vogue dans les Nineties. Un téléfilm éponyme s’était même inspiré de cette jeunesse, un peu décadente. Non loin de là, Down Town et So enchantaient par leur design contemporain. Le Gargotier, célèbre pour sa viande grillée rayonnait à Broummana, le village estival. La Crêperie surplombant la baie de Jounieh étalait une carte européenne, le Romano 222 et sa cuisine internationale à Horch Tabet, le Beirut Cellar à Achrafieh – un steak house resté pratiquement dans son jus et dont les clients n’ont pas déserté à ce jour. 
Les classiques et familiaux se démarquaient par leur mezzé dominical. Les grands noms fondés par des familles de chefs dans les années 1950 : Mhanna, Halabi, Fadel ou Sultan Ibrahim avaient résisté au temps qui passe. Pépé Abed, l’étoile des années flamboyantes (1950-1960) sur le vieux port de Byblos charmait les amoureux de la cuisine de mer. Après la guerre, il ne semblait pas avoir pris une ride. Sa galerie de portraits de célébrités et son poisson frais ont fait sa renommée. Il y en avait pour toutes les classes sociales. Chez Popeye à Raouché se distinguait par son ambiance laid-back et Myrtom House pour sa fondue. Le Blue Note, le club de Hamra avec de l’âme, offrait une bonne assiette de steak-frites sur fond de live band jazzy aux effluves bleues et volutes late 1980s. Les Libanais avaient faim de tout !
La culture n’était pas en reste et Blue FM, une station radio dans le sillage des radios pirates de qualité, jouait une musique lascive, jazz, blues et musique classique.
Au milieu des maisons inhabitées envahies par la végétation sauvage, sur la ligne de démarcation, un restaurant-club, le Babylone pétillait. Joli comptoir, belle carte internationale et génération trentenaire assoiffée de qualité et de bon son. 

Puis, plus tard, les années 2000, ça devenait moche, plus très bon, bien plus cher. Mais, pourquoi ? 
Tout est devenu hors de prix. Cette décennie marqua le début des scandales alimentaires. Viande, laitage, fruits et légumes et poissons, rien n’était épargné. Certaines magouilles ont été dévoilées au grand jour. Ces scandales à répétition provoquèrent l’indignation et la méfiance d’une partie de la population. Bien heureusement, il restait de nombreux restaurateurs passionnés, honnêtes qui confectionnaient des plats bien faits. 
Dans le sillage de ces passionnés de la bonne bouffe, Kamal Mouzawak fonde en 2004 le premier marché fermier. Des fermiers et petits producteurs des villages qui s’invitent dans la capitale. Le luxe quoi ! Kamal qui avait sillonné le pays s’était vite aperçu que les petits producteurs n’arrivaient pas à vendre au juste prix. De l’autre côté, les gens étaient assoiffés de qualité. Il prit la décision d’offrir un espace de rencontre. Aujourd’hui, Tawlet est la vitrine vivante et réelle qui met en scène les ingrédients cuisinés à l’ancienne avec les spécificités régionales. 

Ce qui a radicalement changé depuis les années 2000, c’est que le goût commence à avoir un sacré coût. Avant, le citoyen lambda pouvait facilement inviter sa famille au restaurant le dimanche sans se ruiner. Durant la guerre civile, c’était plus facile, on en avait pour son argent. Et l’argent semblait couler à flots. 
2008 annonce la flambée de l’immobilier se répercutant directement sur le prix des menus. Seuls quelques nantis locaux, expatriés ou touristes du Golfe pouvaient se permettre de dîner en famille sur la baie de Beyrouth. Les ghettos se sont affirmés et tout un pan de la population est tenu à l’écart du centre-ville et des lieux branchés. Un repas composé d’un plat principal et de deux entrées avec une boisson était facturé aisément 50 USD par personne. Pour une famille de 6 personnes, c’est déjà un investissement de 300 USD soit la moitié du salaire moyen d’un fonctionnaire. Qui peut s’offrir un tel luxe ? Les tarifs ont augmenté d’une façon disproportionnelle au salaire moyen. 

On dit souvent au Liban que seuls 5% sortent et payent l’ardoise tandis que les autres sont laissés sur le carreau. Alors, les autres, ils sortent où ? Les années 2000 ont vu la prolifération de cafés à shisha dans lesquels les clients passent des heures en fumant un narguilé pour un coût moyen de 8 USD. 
C’est une régression sociale que de proposer comme seule alternative un substitut toxique pour compenser le manque d’endroits pratiquant des prix raisonnables. On devrait pouvoir facilement se nourrir à Beyrouth pour 10 USD par personne sans se sentir lésé, rester affamé ni être obligé de rester chez soi par manque de moyen.

Alors, quand ouvre un restaurant ‘normal’ avec des prix raisonnables, une qualité irréprochable et un service à l’image d’un pays hospitalier, on applaudit. 
Face au marasme ambiant, j’ai décidé de partager les endroits honnêtes qui ne prennent pas le chaland pour une usine à billets ! Le Liban Gourmand est devenu mon carnet personnel divulgué sous la forme d’un guide. 

Et des restaurants comme ça, il y en a encore : Abou Hassan à Caracas, de père en fils, avec des spécialités du Liban sud. Khashouche, moujaddarah hamra côtoient la kafta épicée à la tomate alias le kichkhach. Le T Marbouta de Hamra est accessible et bon avec son onctueuse soupe de lentilles et ses méchouis. Le Chef est la cantine des employés. On peut y commander une demi-assiette de plats cuisinés (le tabih). Charbel arbore un large sourire et la fresque au mur date des années 1950. Imm Nazih ou l’envie d’une famille de transformer son immeuble en plusieurs lieux de vie. Une pension, un espace extérieur et une cantine raisonnable faite de classiques libanais. Service libre et vibro qui annonce la récupération du plateau au comptoir. Musique de fond orientale, on se croirait presque dans un pays arabe !
Roni et son frère ont restauré le fouwel familial, Abou Abdallah. Avant la guerre, le grand-père avait sa petite affaire au centre-ville. Obligé de déménager à Dora, les petits enfants ont gardé la main et font du hommos et de la fatteh comme personne. Ali Baba et les quarante poussins à l’angle du Jardin des Jésuites se targue d’exister dans ses cuisines depuis cinquante ans.

Le goût libanais, c’est une histoire d’amour, une histoire de nostalgie et de transmission…
Cherine Yazbeck

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