LES VEILLES DE L’UNIVERSITÉ
Allocution du Recteur Sélim Abou s.j., à l’occasion de la fête patronale de
l’Université Saint-Joseph, le 19 mars 2001
Mesdames et Messieurs les enseignants
Mesdames et Messieurs les représentants du personnel
Mesdames et Messieurs les représentants des étudiants
Chers Amis
Dans son introduction à un livre du philosophe Charles Taylor sur les sociétés pluricommunautaires, Amy Gutmann définit en ces termes une des tâches civiques prioritaires de toute université: « Les membres des communautés universitaires – enseignants, étudiants et administratifs – peuvent utiliser leur droit d’expression pour dénoncer des discours non respectables en les montrant tels qu’ils sont: mépris flagrant des intérêts des autres, rationalisation de l’égoïsme ou des intérêts de groupe, préjugés ou pure haine de l’humanité »[1].
Parmi les discours que notre communauté universitaire est appelée à dénoncer, je retiens aujourd’hui ceux qui visent à justifier la mainmise de la Syrie sur le Liban, que la majorité écrasante de la population ne supporte plus. Il se peut que l’armée syrienne finisse par se replier sur la Békaa, avec, il faut le dire, huit ans de retard. Mais ce n’est pas tant la présence physique de cette armée qui blesse la dignité des Libanais, c’est le symbole de domination qu’elle représente et la domination effective que ses services de renseignements exercent sur tous les secteurs de la vie publique. Or cette mainmise syrienne n’est pas près de se relâcher et il ne manque pas de thuriféraires libanais pour en louer les prétendus bienfaits dans des discours qui reflètent une véritable culture de servilité et qui, de ce fait, se rangent dans la catégorie des discours non respectables.
Dénoncer ces discours, ce n’est pas en résumer le contenu pour le réfuter mais, comme le dit Amy Gutmann, « les montrer tels qu’ils sont », c’est-à-dire révéler la forme et le degré de nuisance dont ils sont porteurs. Qu’ils relèvent de la langue de bois, du double langage ou de la logomachie; qu’ils soient exprimés par des responsables politiques, des personnalités religieuses ou des hommes de partis; qu’ils soient motivés par le pragmatisme, l’opportunisme ou la peur, ces discours sont de nature, d’une part à vicier les relations sociales, à déstabiliser la nation et à discréditer l’Etat, d’autre part à accélérer l’hémorragie migratoire qui vide le Liban de ses jeunes élites, convaincues que ce pays ne leur appartient plus.
C’est l’émergence subite d’un discours politique libéré appelant à la redéfinition des relations entre le Liban et la Syrie, à l’indépendance réelle du Liban et à la concertation nationale qui a provoqué, en guise de réaction, des discours irrationnels, contradictoires ou passionnels, visant à justifier, et parfois même à exalter l’actuelle sujétion politique et économique du pays . Il convient donc d’évoquer la conjoncture qui a rendu possible l’émancipation du langage politique libanais, avant de procéder à une typologie sommaire des discours non respectables qui prétendent l’enchaîner à nouveau, puis d’évaluer l’effet éminemment nocif que de tels discours exercent sur la société, la nation et l’Etat.
La libération du langage politique
Il a fallu dix ans pour que les langues se délient, pour qu’elles se libèrent du langage codé, c’est-à-dire des périphrases, des métaphores, des métonymies et autres figures de style, sous le couvert desquelles s’exprimait le malaise croissant provoqué par la présence de l’armée syrienne sur l’ensemble du territoire libanais et l’ingérence de ses services de renseignements dans tous les secteurs de la vie sociale, économique et politique du pays. Deux faits ont préludé au changement du comportement langagier survenu au cours de l’été 2000 : le retrait de l’armée israélienne du Liban Sud est venu fournir un argument de poids contre la présence de l’armée syrienne sur tout le territoire, qui n’était plus justifiable, si tant est qu’elle l’eût jamais été, et l’avènement à Damas d’un jeune président a laissé espérer une prochaine libéralisation du régime syrien et, par voie de conséquence, un changement substantiel de sa politique au Liban. Mais ni l’Etat de tutelle, ni l’Etat satellite ne semblaient l’entendre ainsi. Leurs services de renseignements conjoints achevaient de préparer – à coups de manipulations, de pressions et de menaces – un scrutin déjà faussé à la source par un découpage électoral aberrant, pour paver la voie à la formation d’un Parlement monochrome totalement inféodé à la Syrie et faire taire ainsi toute contestation. C’était oublier que l’excès de répression provoque tôt ou tard le sursaut de la liberté. Ce fut donc le raz de marée de l’opposition, à Beyrouth comme dans la Montagne. Et les langues se sont déliées, elles se sont déliées pour le meilleur et pour le pire.
Le discours chrétien contre la mainmise syrienne sur le Liban n’est pas nouveau; tout comme l’accord de Taëf, il a dix ans d’âge. Il s’est simplement explicité, structuré, amplifié, pour donner naissance, le 20 septembre 2000, à la Déclaration de l’Assemblée des évêques maronites. Mais jusqu’à cette date, il résonnait comme une voix dans le désert, car il n’était pas difficile, pour la Syrie, de le neutraliser: il lui suffisait, pour cela, de marginaliser la turbulente communauté chrétienne, déjà décapitée par ses soins, en la privant de toute représentation authentique dans les instances du pouvoir. C’est lorsque, à la faveur de la campagne électorale et de ses résultats inattendus, le discours contre la mainmise syrienne a débordé l’enceinte de la communauté chrétienne, qu’un vent de panique a soufflé au-delà des frontières. Le tabou était tombé. Le leader druze Walid Joumblatt prenait à son compte l’essentiel des revendications chrétiennes et appelait à l’union nationale. « Walid Joumblatt, commentait Issa Gorayeb dans son éditorial du 15 septembre, fait figure aujourd’hui de brise-glace, de bulldozer, de dragueur de mines, derrière lequel on voit déjà s’engouffrer, plus ou moins résolument, d’autres libres penseurs »[2]. Pour la Syrie et ses partisans, c’était là chose inacceptable, parce que Walid Joumblatt est un leader politique considérable, parce qu’il est druze et que, durant la guerre, il avait sévèrement combattu les chrétiens avec lesquels il se solidarisait à présent. Il n’était plus que de déchaîner contre lui le discours de la haine et de la menace de mort, figure extrême du discours non respectable, sa figure proprement méprisable.
Le discours idéologique et la logomachie
Dans le Liban actuel, on peut distinguer trois types de discours non respectables. Le premier est le discours idéologique des partis dits « nationaux », pour qui la nation de référence n’est pas la nation libanaise, mais soit une mythique « nation syrienne » ou « grande Syrie » censée absorber le Liban et, à terme, la Jordanie et la Palestine, soit une utopique « nation arabe » encore plus vaste, qui n’a d’autre consistance que la nostalgie, quelque peu sécularisée, du califat. Ces partis, naguère marginalisés par le simple effet du jeu démocratique, occupent aujourd’hui des postes-clés dans l’Administration et sont, à l’occasion, les porteurs privilégiés des messages syriens à l’adresse des Libanais récalcitrants. C’est un de ces partis qui s’enorgueillit d’avoir organisé, en septembre 1982, l’assassinat du président-élu Bachir Gemayel; c’est un membre d’un autre parti de même famille qui, le 6 novembre 2000, en pleine session parlementaire, répondit au discours argumenté et serein du leader druze par un chapelet d’injures et la menace de mort. Il m’est arrivé, dans mes allocutions précédentes, de dénoncer les idéologies unionistes, totalitaires et ethnicisantes – fondées sur la langue, la religion ou une prétendue géographie « naturelle » – et prônées par les nationalistes arabes, à quelque parti qu’ils appartiennent. Walid Joumblatt est plus explicite et plus incisif: « A mon avis, affirme-t-il, ces partis qui ont des idéologies axées sur ce qu’on appelle la nation syrienne ou la nation arabe, ces partis aux anciennes idéologies figées et à caractère raciste sont dépassés (…). A mon avis, il n’y a pas de nation syrienne ou de nation arabe. Il existe une vaste culture arabe, chrétienne et musulmane, qui remonte à plusieurs siècles »[3].
Le discours pansyrien ou panarabe relève formellement de la pure phraséologie, quand il ne verse pas dans la logomachie. C’est le cas, par exemple, lorsque les tenants de ce genre de discours affirment qu’envoyer l’armée libanaise à la frontière sud du pays, c’est rendre service à Israël, et restent cois quand on leur rétorque qu’à ce compte la présence de l’armée syrienne aux frontières du Golan sert les intérêts de l’ennemi; c’est le cas, lorsqu’ils déclarent que l’armée syrienne est présente au Liban pour défendre ce pays contre les agressions israéliennes et restent penauds si on leur demande à quelle occasion la Syrie a protégé le Liban contre les bombardements israéliens; c’est le cas, lorsqu’ils accusent de collusion avec l’ennemi ou avec une puissance étrangère favorable à Israël toute personne ou tout groupe qui s’insurge contre l’hégémonie syrienne et réclame l’indépendance réelle du Liban, ou lorsqu’ils affirment que de telles revendications sont de nature à attiser les instincts confessionnels et sectaires. Et j’en passe. Ce qui est à déplorer, c’est que de telles assertions sont souvent confortées par des déclarations officielles similaires, quand elles n’en sont pas la simple répétition.
Mais la vocation spécifique du discours idéologique est ici de chanter les services insignes rendus aux Libanais par la Syrie et son armée. N’a-t-elle pas volé au secours des chrétiens, en 1976, au moment où ils risquaient d’être anéantis par leurs adversaires musulmans? N’a-t-elle pas mis fin à la guerre fratricide et rétabli la paix civile dans le pays? N’a-t-elle pas versé le sang de ses soldats pour que revive le Liban? Cette litanie de contrevérités, reprise à son compte par l’arrogant ministre syrien de l’information lors d’une visite au Liban, a trouvé, à cette occasion, une réfutation cinglante sous la plume de Ghassan Tuéni[4]. Après avoir rappelé que ce sont les Palestiniens armés par la Syrie et non pas les musulmans libanais qui, en 1976, menaçaient les chrétiens d’anéantissement, il dénonce, exemples à l’appui, le caractère cynique et cruel des interventions syriennes tout au long de la guerre du Liban, et finit par conseiller au ministre de passage de clore ce dossier qui n’honore pas son pays.
Le discours contraint et le double langage
Le deuxième type de discours non respectable est caractérisé par le double langage, celui que l’on tient en privé et celui que l’on tient en public. En privé, on dit son malheur d’être un pays satellite, occupé et exploité; en public on clame son bonheur de vivre cette osmose entre deux pays qui partagent le même destin. En juillet dernier, le journaliste américain Thomas L. Friedman pouvait encore écrire dans le New York Times: « Le nombre d’hommes d’Etat, de politiciens, d’écrivains qui aujourd’hui osent parler clairement d’un intérêt national, d’un point de vue ou d’une vision de l’avenir spécifiques au Liban – indépendamment des intérêts syriens- est plus réduit que jamais »[5]. Mais le discours que l’on tient en public est de deux sortes: il est discours contraint, motivé par la peur ou la crainte, ou discours complaisant dicté par l’opportunisme. De ce dernier, on connaît toutes les formes, des plus subtiles aux plus grossières et l’on sait qu’il n’épargne aucune catégorie sociale. Du premier il serait erroné de penser qu’il est toujours tenu sous l’emprise d’une menace extérieure, plus ou moins explicite; il est, plus souvent peut-être, l’effet d’une intériorisation de la répression. « Il y a seize ans, dit encore Thomas Friedman, l’occupation syrienne était dans la rue: barrages de contrôle, soldats, tanks. Tout cela a largement disparu. Mais la raison en est que l’occupation syrienne s’est transportée de la rue jusqu’aux têtes des Libanais. Tandis que le monde détournait son regard, le Liban est de plus en plus devenu une province syrienne »[6].
Il est difficile de savoir dans quelle mesure le plaidoyer des autorités religieuses musulmanes en faveur de la présence syrienne au Liban correspond à leur conviction profonde; on sait seulement que la Syrie et ses agents exercent une pression particulièrement sévère sur les représentants de la communauté en général. Ce qui est par contre certain, c’est que le double langage se scinde ici en deux discours opposés extérieurs l’un à l’autre. le discours public de la hiérarchie, favorable à la présence syrienne, le discours privé de la majorité du peuple, qui lui est opposé. Il arrive que ce dernier discours sorte de la clandestinité et s’exprime ouvertement. Ainsi, par exemple, la réponse des muftis sunnite et chiite à la Déclaration de Bkerké a suscité deux ripostes percutantes, sous la forme de deux articles d’inégale longueur et de ton différent mais également significatifs. Dans un entrefilet intitulé « Entre le patriarche, le mufti et la Syrie », un sunnite de Tripoli, docteur en psychologie de l’orientation, s’adresse en ces termes au chef religieux de sa communauté: « La position du patriarche Sfeir est sage et exprime celle de tous les Libanais, à l’exception des flatteurs, des profiteurs, des menteurs et des faibles de coeur. Quant à vous, Monsieur le mufti, vous avez parlé en votre nom personnel, et non pas au nom des musulmans ou des Libanais. Laissez donc parler votre cœur, même si vos fatwas sont dictées par les frères. Je vous invite à descendre de votre voiture dans les souks et les quartiers de Tripoli, de Saïda, de Beyrouth et de Baalbek, pour que vous voyiez de vos yeux et entendiez de vos oreilles la plainte que vos frères dans la foi, la religion, la communauté et la patrie élèvent contre la présence militaire et économique des Syriens. En ce jour de septembre 2000 j’ai dit la vérité et, pour cela même, je ne crains le blâme de personne »[7].
Dans son long article intitulé « De quel dialogue et de quelle réconciliation nationale parle-t-on? », Saoud al-Maoula, membre du Comité national pour le dialogue islamo-chrétien, situe son propos à un niveau plus général, plus englobant. « Cela fait dix ans, écrit-il, que l’église et la rue chrétiennes se plaignent et accusent et que nous leur disons que nous comprenons leur plainte et sommes d’accord avec eux pour reconnaître que ce qui est requis, c’est le redressement des déviations et le rétablissement de l’équilibre, mais que cela doit se faire à l’ombre de l’Etat et dans le cadre des institutions (…). Dix ans ont passé et voici que nous reconnaissons et disons publiquement que l’Etat n’est pas un Etat, que les institutions n’existent pas et que la justice n’est pas la justice, mais une sorte de fatum sur commande (…). Ce qui est arrivé dernièrement, je veux dire cette mobilisation des musulmans et des dénommés « nationaux laïques » contre le patriarche Sfeir et l’appel des évêques, ne laisse présager rien de bon et constitue une atteinte au dialogue, à la paix civile et à la réconciliation nationale; d’abord parce que ce qu’a dit l’Appel (de Bkerké), c’est ce que dit tout le monde sans aucune exception, sauf si on tient compte du groupe des profiteurs et des voleurs; ensuite parce que l’appel est exprimé dans un langage modéré et qu’il préconise la solidarité et l’équilibre aussi bien à l’intérieur qu’au niveau des relations avec la Syrie ».[8]
Le discours pragmatique et la langue de bois
Le troisième type de discours non respectable est marqué par ce qu’on appelle la langue de bois. Il faut sans doute savoir gré au chef du gouvernement, M. Rafic Hariri, d’avoir honoré son engagement à défendre la liberté d’expression sous toutes ses formes et à avoir ainsi bloqué, au moins provisoirement, cette lente mise à mort de la démocratie que décrivait, le 14 juin 2000, le directeur du Middle East Forum, Daniel Pipes, devant le Sous-comité des Affaires étrangères du Sénat américain: « Les implications de l’occupation du Liban, disait-il, sont effrayantes. Ce qui fut jadis le pays arabophone le plus ouvert, se prévalant avec fierté d’un pouvoir décentralisé, d’une réelle démocratie, du règne de la loi, d’un mouvement sans entraves, d’un style de marché à la Hongkong, avec des écoles indépendantes et une presse libre, est devenu quelque chose de semblable à une version mineure de l’Etat totalitaire de Syrie »[9]. Le chef du gouvernement entend mettre fin à cette dictature rampante gérée par les services de renseignements libanais et syriens ensemble et, par le fait même, réhabiliter l’image du Liban aux yeux des éventuels investisseurs occidentaux sensibles au respect des droits de l’homme. Puisse-t-il réussir à déjouer les ruses des services de renseignements qui se font sans doute plus discrets, mais aussi plus retors. Quoiqu’il en soit, si la liberté d’expression est enfin reconnue par le gouvernement comme un droit fondamental, le libre discours des citoyens se heurte, à tous les niveaux du pouvoir, à une fin de non-recevoir. On est averti qu’il n’a aucune chance d’entraîner un débat sur la présence syrienne au Liban. Le message est clair : dites ce que bon vous semble sur ce thème mais sachez que vous ne changerez rien à la réalité ; la présence syrienne est « légale, nécessaire et temporaire ». C’est là le leitmotiv sacré, inviolable, immuable du discours officiel, discours de la langue de bois.
Ce troisième type de discours se veut pragmatique. L’argument est le suivant : laissons de côté le problème politique épineux des relations syro-libanaises. L’armée syrienne et ses services de renseignements finiront par quitter le Liban sous la pression des puissances, car ce n’est pas nous qui les avons fait entrer et ce n’est pas nous qui les ferons sortir. En attendant, attelons-nous à résoudre la crise économique sans précédent dans laquelle se débat la population. C’est là le défi le plus grave. Un tel discours fait l’impasse sur deux réalités qui infirment sa teneur. D’abord si le peuple et le gouvernement censé le représenter ne manifestent pas, par tous les moyens dont ils disposent, leur refus de la mainmise syrienne sur le pays, aucune puissance ne viendra à notre secours. Les puissances sont lasses de s’entendre accuser d’ingérence dans les affaires intérieures du pays, chaque fois qu’elles rappellent la résolution 520 des Nations-Unies, stipulant le retrait de toutes les troupes étrangères du Liban, et leur appui à l’indépendance et à la souveraineté de ce pays. Ensuite il est illusoire de prétendre séparer l’économie de la politique. Le gouvernement libanais pourra sans doute améliorer les conditions de vie de la population, mais non refaire du Liban le pôle économique régional qu’il a été. La prospérité économique est étroitement liée à la décision politique. Or celle-ci est hypothéquée par la Syrie qui l’ajustera nécessairement à ses propres intérêts. Aussi la sujétion politique du Liban n’est-elle pas de nature à encourager les investisseurs, qu’ils soient libanais ou étrangers.
Pour les tenants du discours pragmatique, le leitmotiv « la présence syrienne est légale, nécessaire et temporaire » vise à obtenir quitus de la Syrie sur le plan politique pour avoir les mains libres dans le domaine économique. Il n’en va pas de même de tous ceux qui, à tous les échelons de la pyramide politique et sociale, doivent leur place, leur influence et leurs privilèges à la Syrie et, sans sa présence, ne seraient plus rien. La permanence de la mainmise syrienne sur le Liban est pour eux absolument vitale. Aussi entrent-ils en transe, dès qu’on désarme les trois termes de leur slogan relatif à la présence syrienne dite « légale, nécessaire, temporaire » . Ils entrent en transe, quand on leur rappelle l’affirmation du vice-président syrien Khaddam: « Nos forces ont pénétré au Liban sans solliciter l’autorisation de personne et en sortiront de même », et la demande officielle, restée sans réponse, adressée par deux présidents de la République libanaise, en 1982 et 1983, priant la Syrie de retirer ses troupes[10]. Ils entrent en transe quand on leur demande à quelle nécessité stratégique répond la présence de l’armée syrienne et de ses services de renseignements aux abords du palais présidentiel, au ministère de la Défense et sur l’ensemble du territoire libanais. Ils entrent en transe, dès qu’on leur rappelle que la décision, prise à Taëf, du redéploiement des troupes syriennes sur la Békaa en prélude à leur retrait total et définitif du Liban, a sans cesse été différée depuis huit ans, sans qu’aucune raison valable ne justifie ce retard. Leur obstination n’est cependant pas inquiétante, car, dès que le Liban aura récupéré sa souveraineté, ils retourneront leur veste ou quitteront le pays.
Le mépris de la société
Il est évident que la pratique orchestrée de ces trois types de discours où se mêlent, dans des proportions variables, la logomachie, le double langage et la langue de bois, tend à pervertir la langue elle-même et les relations sociales qu’elle médiatise. Face à un usage rationnel de la langue, soucieux de cerner le réel et de dire le vrai, l’usage irrationnel qu’en font les discours non respectables s’efforce d’adapter la réalité aux mots et de travestir le sens; à la limite, il n’a cure ni de la réalité, ni du sens. Les mots s’associent mécaniquement les uns aux autres car, comme le dit un linguiste, « l’on peut parler en pensant des mots, sans que la pensée des choses soit véritablement en mouvement; c’est la loi de tous les réflexes: l’acte automatique se substitue à l’acte conscient » et la langue devient « un oreiller de paresse intellectuelle »[11]. Dans de telles conditions, la discussion sur les désaccords et les différences, si essentielle à l’idéal démocratique, se trouve annulée et annulé le discernement critique qui fonde le jugement. La cohérence sociale est rompue et la solidarité le cède à la méfiance. Le dialogue national auquel appelle le discours rationnel ne peut se nouer. Et c’est peut-être bien là le but caché: empêcher le dialogue, car il porterait nécessairement atteinte aux avantages que procure le statu quo.
« Il y a une grande différence, écrit Saoud al-Maoula à ce propos, entre ceux qui veulent, pour la Syrie et les Arabes, l’honneur, la dignité, la liberté et la démocratie, et ceux qui, pour des intérêts personnels ou partisans, veulent la Syrie comme un instrument de domination et d’oppression, de répression des libertés, de violation de la dignité des gens. Il y a une grande différence entre ceux qui ont pris sur eux les préoccupations de la nation et les revendications des gens en matière de réforme et de changement, ceux qui ont veillé à l’union des gens, à leurs intérêts, à leurs libertés et à leur dignité, au Liban comme en Syrie (…) et ceux qui ont brandi le slogan « unité du chemin, unité du destin », pour s’adonner aux politiques de la division et de la destruction, au point d’en arriver à accuser les autres de trahison et d’apostasie. La différence est grande entre ceux qui tentent de donner corps à la formule « Un seul peuple dans deux Etats » et ceux qui ont acculé les gens à la situation d’« Un seul Etat avec deux peuples » et qui ont été ainsi la cause du dessèchement des relations entre les deux peuples frères et du développement d’un racisme libanais à l’égard de tous les frères arabes (…). Les responsables (de tout ce gâchis), ce ne sont ni l’Appel de Bkerké, ni les déclarations de Walid Joumblatt, de Omar Karamé, de Nassib Lahoud, ou de Boutros Harb, ni le silence de Hussein Husseini, et encore moins la sagesse et la modération de Mohammed Mehdi Chamsedinne. Les responsables, ce sont les politiques stupides, les autoritarismes malsains, les ambiances de répression et de terreur, et ce mépris pour toutes les constantes, toutes les valeurs et tous les principes sur lesquels est fondé le Liban »[12].
Ce mépris pour la société civile tourne à la perversion lorsque, pour faire croire que sans la présence des forces syriennes le Liban serait de nouveau le théâtre d’affrontements intercommunautaires, le Pouvoir n’hésite pas à susciter périodiquement, dans des milieux déterminés, des troubles contrôlés ou des discours incendiaires censés provoquer, chez la population, la peur d’un retour à la guerre intestine. En réalité, peu de gens sont dupes de cette tactique qui fait partie de l’arsenal classique de qui veut diviser pour régner. Ce qu’il y a de nouveau depuis l’été dernier, c’est-à-dire depuis la libération du langage politique et le consensus de fait qui est en voie de s’établir entre les Libanais sur les questions fondamentales, c’est que les services de renseignements montrent des signes évidents de nervosité: ils ne se soucient même plus de sauver les apparences et recourent aux stratagèmes les plus grossiers. « Qui donc, se demande Samir Frangié, a pris l’initiative au Akkar de pousser les Ulémas à insulter le patriarche Sfeir et d’appeler les présidents des toutes les municipalités de la région à faire paraître un communiqué appelant au maintien des forces syriennes au Liban? Peut-on un instant penser qu’il s’agit là d’initiatives ‘spontanées’? Et la manifestation de Tripoli au cours de laquelle des slogans insultants à l’égard du patriarche maronite ont été lancés en présence de ministres et de députés était-elle également ‘spontanée’? (…). Force est de constater que le pouvoir est aujourd’hui en guerre avec sa société. Depuis que la question de la présence syrienne au Liban a été posée, il multiplie les menaces et les tentatives d’intimidation, refusant tout dialogue avec ses citoyens »[13]
La haine de la nation
Les discours non respectables ne se contentent pas d’entraver le dialogue national, ils s’en prennent aux fondements historiques de la nation, en manifestant leur hargne contre la concordance, à quelques détails près, entre les déclarations du leader druze et celle du patriarche maronite, représentants des deux communautés fondatrices du Liban. Pour comprendre la portée d’une telle hostilité, force est de s’arrêter un instant sur ce que j’appellerais « le phénomène Joumblatt ». Dans un premier moment, ses détracteurs se demandent pourquoi il s’est retourné contre la Syrie, dont il était un fidèle allié. Joumblatt s’en explique clairement. Le 12 septembre il déclare: « Certains services de renseignements libanais qui, comme beaucoup de Libanais, se réclament de la Syrie, ont été un poids pour la population, ont essayé de semer la discorde et de porter atteinte aux libertés publiques. Cela ne peut plus durer. Ce n’est pas normal qu’ils interviennent partout, dans les universités, au sein des syndicats, dans la vie publique et au niveau de la presse, au nom de la sécurité commune »[14]. Le 24 octobre, il s’écrie: « Il est quand même étonnant qu’au bout de 25 ans elle (la Syrie) n’ait pas encore compris qu’il faut qu’elle arrête de s’immiscer dans le jeu politique interne libanais et qu’elle arrête d’opposer un veto systématique face à toute personne un tant soit peu représentative de la base chrétienne »[15]. Le fond de sa pensée, il le résume dans une de ces phrases lapidaires dont il a le secret: « Avant que la Chine ne reprenne Hongkong, elle a lancé un slogan: un seul pays, deux politiques. Dans notre cas, c’est: deux pays avec une politique. Il faudra deux pays et deux politiques. Avec un minimum de coordination »[16].
Ses détracteurs se demandent ensuite comment et pourquoi il tend la main aux chrétiens dont le sépare un lourd contentieux « Est-ce qu’il veut nous faire croire ce gros mensonge qu’est son rôle national ; ce rôle national est-il illustré par son massacre des chrétiens de la Montagne et pour lequel il souhaite maintenant obtenir quitus à travers des surenchères au détriment de la Syrie? »[17]. C’est en ces termes que s’exprime en plein Parlement ce député du Baas syrien qui terminera son discours par des menaces de mort. Plus digne, mais non moins hostile est ce journaliste qui juge « nécessaire de distinguer Walid Joumblatt de ceux qui appuient ses prises de position contre la Syrie »[18], mais qui ont des raisons d’être ses ennemis historiques ou idéologiques et ne tarderont pas à lui tourner le dos. On trouve, sous d’autres plumes, des discours similaires dont les auteurs sont apparemment décontenancés par la réconciliation du leader druze avec ses ennemis d’hier. Argument inepte en vérité, car on n’a jamais entendu dire que des amis aient besoin de se réconcilier! Ils l’avaient bien compris, ces étudiants de l’Ecole Supérieure d’Ingénieurs qui, sur l’affiche annonçant la conférence de Walid Joumblatt à l’Université Saint-Joseph, avaient écrit, à côté de son nom: « Un ennemi que nous respectons et aimons ». Faut-il oublier que ce sont souvent les guerres externes ou internes qui ont forgé les nations? Faut-il oublier, en l’occurrence, que les conflits et les réconciliations qui ont jalonné l’histoire de la Montagne, ont contribué à façonner une véritable conscience nationale, laquelle s’est étendue par la suite aux populations de la côte et de la périphérie?
La mauvaise foi de ceux qui veulent voir dans le récent rapprochement druzo-chrétien je ne sais quelle nostalgie du temps de la Mutasarrifiya est une illustration de plus du discours logomachique. N’en déplaise à ses détracteurs, Walid Joumblatt a effectivement pris la stature d’un leader national. Il a puisé, dans l’histoire fondatrice de sa communauté, la légitimité du rôle de rassembleur qu’il a voulu assumer. C’est ce qu’a souligné Ghassan Tuéni dès la fin des élections législatives. « Seul Walid Joumblatt, écrivait-il, sait se situer dans la logique de l’héritage libanais et donner à une campagne électorale sa dimension historique. Il a offert sa victoire, ou plutôt la victoire de la Montagne dans les deux Choufs, à tous les hommes épris de liberté et de démocratie »[19]. Joumblatt lui-même est parfaitement conscient de sa légitimité de leader national: « Nous sommes en définitive, dit-il, les héritiers d’un grand émir de cette Montagne, l’émir de la coexistence et de l’indépendance, l’émir Fakhreddine »[20]. Le patriarche maronite reconnaît en lui « un grand leader politique représentant une communauté qui constitue un des fondements de l’entité libanaise ».[21]Lorsqu’une nation pluricommunautaire comme la nôtre est menacée dans son existence, il est naturel que le salut vienne d’un sursaut des communautés fondatrices. C’est la conclusion que tire Issa Gorayeb dans un texte au titre significatif, ‘Ecrasante minorité’. En soulignant la chute de tous les tabous et la libération du langage politique libanais, il écrit: « De cette évolution des esprits, le pays est redevable surtout à deux hommes: le patriarche Sfeir dont l’admirable pugnacité aura eu raison des attaques des uns comme des frileuses réserves des autres. Et Walid Joumblatt qui, avec un courage hors pair, a administré la preuve éclatante qu’un Liban redevenu enfin libanais n’est pas le rêve fou des seuls chrétiens ».[22]
L’humiliation de l’Etat
A la société méprisée, à la nation honnie, se superpose un Etat humilié, dont le discours altier n’est en fait, aux yeux de la population, qu’un morne processus de compensation verbale, car il est en parfaite contradiction avec la réalité. Dire, par exemple, que les rapports entre le Liban et la Syrie sont « fraternels et permanents », c’est feindre d’ignorer que depuis vingt-cinq ans, ils ne sont, au sens le plus strict du terme, que des rapports de domination, dont le Liban – société, nation et Etat – n’a pas fini de faire les frais. Dire que la mise en question de ces rapports est dangereuse, parce qu’elle risque de briser l’unité nationale, c’est supposer l’unité nationale là où elle n’existe pas, puisque, depuis dix ans, une partie de la population est politiquement marginalisée par la Syrie et l’autre sommée de collaborer avec elle, et que toute démarche visant à l’entente nationale est systématiquement bloquée. Dire que le problème des relations syro-libanaises ne doit être traité que d’Etat à Etat, c’est sous-entendre que les deux Etats sont des partenaires égaux, alors que l’un est sévèrement mis en tutelle par l’autre et, de ce fait, n’est plus à même de représenter l’opinion publique et les aspirations de son peuple. Dès lors, le terme de démocratie, décliné sur tous les tons, n’est plus qu’un mot vide de sens. « Autrefois, écrit Alya Riad el-Solh, nous exportions la libre pensée à destination de toute personne opprimée dans le monde arabe. Aujourd’hui nous importons la pensée unique, pour qu’elle nous opprime ».[23]
La pensée unique est fille du principe « unité du chemin, unité du destin », que l’Etat de tutelle a réussi à imposer à son vassal, mais qui, pour la majorité de la population, demeure un slogan vide de sens, destiné à justifier globalement la mise en application par le Liban, à ses propres dépens, des diktats de la Syrie. Que le slogan vienne à s’expliciter et le discours qui en résulte se fait d’autant plus péremptoire qu’il est incohérent. « La logique, au Liban, écrit Alya el-Solh, n’est plus la logique normative que nous connaissons. Elle a éclaté en une multitude de logiques qui se font et se défont au gré des circonstances de l’oppression »[24]. Ainsi, par exemple, la population consternée se demande ce que peut vouloir dire qu’«un Etat en guerre ne déploie pas son armée à la frontière». Elle se demande quel intérêt national le Liban trouve à défier les Nations-Unies et l’Union Européenne, qui lui recommandent avec insistance, mais en vain, d’envoyer son armée au Sud. Elle se demande enfin pourquoi la mainmise de la Syrie sur le Liban doit se maintenir jusqu’à la libération du Golan. A ce propos Alya el-Solh rappelle que lorsque, à la fin du mandat français, le Liban a obtenu son indépendance avant la Syrie, celle-ci ne lui a pas demandé de geler son indépendance en attendant qu’elle obtienne la sienne. C’est que, précise-t-elle, les relations entre les deux pays étaient alors conformes aux règles, marquées par le respect mutuel et la courtoisie qui en découle.[25]
Plus royaliste que le roi, l’Etat libanais nous fait savoir que si l’armée syrienne se retire, ses services de renseignements resteront et que la présence syrienne se maintiendra au moins jusqu’à la conclusion d’une paix régionale globale et complète. Cela signifie en clair que la récupération par le Liban de son indépendance est renvoyée aux calendes grecques. Voilà qui met en péril le Pacte qui, en 1943, fut au fondement de l’Etat indépendant. Le principe minimal de ce Pacte était, on s’en souvient, la fameuse double négation -« ni Est, ni Ouest »,- c’est-à-dire le renoncement des chrétiens à la protection de la France contre le renoncement des musulmans à l’union avec la Syrie. Or ce principe est ouvertement bafoué, le Liban étant devenu virtuellement une province syrienne, contre la volonté de tous ses citoyens.
Le Liban moderne n’aura connu que 32 ans d’indépendance entre deux mandats totalement différents l’un de l’autre. Un vétéran de la politique se plait à expliciter cette différence: « La France, dit-il, avait au moins la décence de choisir le dessus du panier local pour la gestion des affaires publiques. Les personnalités les plus compétentes et les plus probes étaient appelées à la barre, tant au niveau politique qu’à celui de l’Administration, qui était efficiente. Aujourd’hui les parachutages les plus incongrus se font. Les affectations se font en fonction de quotas et de trafic d’influence. On a de la sorte souvent vu de la fraude dans les prétendues qualifications de postulants à des charges déterminées. Et quand cela ne suffit pas, on recourt à l’intimidation. ». Puis il souligne le déclin de la démocratie depuis Taëf: « Avant Taëf, dit-il, la vie politique interne était active et passablement satisfaisante au plan des libertés démocratiques (…) Aujourd’hui, du fait du fameux mot d’ordre (…), c’est la déliquescence. Et la seule liberté qu’on laisse aux acteurs locaux de la politique, c’est de s’entredéchirer pour obtenir plus d’avantages »[26]. Tout se passe comme si le mandat syrien, imposé au Liban après Taëf, avait pour objectif d’apprendre aux Libanais à désapprendre la démocratie et à oublier jusqu’au goût de l’indépendance.
Mesdames, Messieurs,
Le 21 novembre 2000, la veille du jour de l’indépendance, les étudiants de l’USJ., auxquels s’étaient joints des étudiants d’autres universités ainsi que des élèves des classes terminales, ont défilé en rangs serrés depuis le campus des sciences médicales jusqu’au musée national, pour revendiquer l’indépendance réelle de leur pays. Parmi les calicots brandis par les manifestants, trois portaient des inscriptions dont il me paraît opportun, en guise de conclusion, d’expliciter le sens et la portée.
Le premier calicot disait: « Oui, merci, mais ça suffit! ». Après le mot de courtoisie -merci pour les services rendus- le mot du refus: non au maintien des forces syriennes et de leurs services de renseignements sur le territoire libanais; non aux machinations visant à faire croire que la nation est confessionnellement divisée et a toujours besoin d’un tuteur; non à l’instrumentalisation du Liban et des Libanais au profit exclusif de la Syrie, sous le fallacieux prétexte d’une stratégie commune; non , définitivement non, à la réduction du Liban au statut de fait d’une province syrienne.
Le deuxième calicot disait: « La résistance ne s’éteindra pas ». La résistance consiste aujourd’hui à maintenir vivant le langage de la contestation et à en défendre la libre expression. Non au jumelage pervers de la liberté d’expression avec les prétendus impératifs de la sécurité préconisé par le pouvoir; non aux stratagèmes des services de renseignements pour confiner de nouveau le discours de la contestation dans l’enceinte d’une communauté chrétienne marginalisée; non aux visites d’agents de la Sûreté à l’Administration de l’Université pour demander les noms des candidats aux élections des amicales ou s’enquérir des éventuels projets de manifestation; non à l’infiltration de leurs jeunes sous-traitants parmi les étudiants des diverses facultés.
Le troisième calicot disait: « Nous voulons le dialogue ». Les manifestants reprenaient à leur compte l’idée, émise par des personnalités religieuses et politiques de tous bords, de la convocation d’un congrès national, pour débattre des rapports syro-libanais et envisager l’avenir du Liban libéré. Il importe en effet que le consensus de fait, ébauché entre les Libanais en dépit du Pouvoir, soit consolidé et formalisé par une entente nationale officielle non entre les députés mais, selon une procédure à préciser dans les moindres détails, entre des représentants qualifiés des sphères politique, économique, sociale et éducative du pays. Aussi comprend-on mal, sinon comme une plaisanterie, l’affirmation que c’est l’Assemblée Nationale qui est identiquement le Congrès national souhaité , surtout quand on sait comment a été élue la majorité des députés.
Mais les jeunes peuvent être rassurés: le processus de la libération est irréversible. En l’absence d’un Congrès national actuellement impossible, des réseaux intercommunautaires d’intellectuels et de professionnels se rencontrent périodiquement pour promouvoir le discours de la résistance et réfléchir à l’avenir du Liban libéré. Le moment viendra où la Syrie comprendra, peut-être avant les dirigeants libanais, qu’il est de son intérêt de se retirer complètement du Liban, de respecter l’indépendance et la souveraineté de ce pays et d’établir avec lui des rapports de reconnaissance mutuelle. Mais la méfiance des Libanais vis-à-vis de la Syrie ne sera vraiment dissipée que lorsque les rapports bilatéraux se traduiront par un échange de représentations diplomatiques, comme c’est le cas entre tous les pays arabes.
Quant à l’avenir politique du Liban, il est également rassurant, quoiqu’en pensent beaucoup de jeunes chrétiens qui n’ont connu que la guerre et l’après-guerre et qui s’interrogent sur le degré d’allégeance des musulmans à la patrie commune. Ce qu’ils doivent savoir, c’est que, avec un décalage dans le temps fort compréhensible, les musulmans éprouvent aujourd’hui le même sentiment national que les chrétiens, le même attachement intellectuel et affectif à la patrie libanaise.
Remarquables, à cet égard, sont les propos sur la spécificité du Liban que l’Imâm Mohammed Mehdi Chamseddine confiait, un mois avant sa mort, aux représentants de la presse arabe à Paris. « J’étais, dit-il, un des premiers à préconiser l’abolition du confessionnalisme politique (…). J’avais établi mon propre projet autour de l’idée de la démocratie du nombre, prévoyant la suppression de l’existence politique des communautés, l’adoption de l’individu comme seule entité politique et le rejet des quotas communautaires qui président à la formation du Parlement et du gouvernement. Mais ces dernières années, j’ai beaucoup réfléchi, si bien qu’à présent je ne suis plus de cet avis: je considère le régime communautaire comme une formule fondamentale pour le Liban, à condition que ce régime soit assaini (…). J’ai renoncé à la démocratie du nombre en faveur du communautarisme politique mais, comme je viens de le dire, l’application de cette formule est actuellement sujette à la corruption et doit être réformée. Je voudrais voir assurer aux Libanais une représentation plus large, je voudrais des garanties telles qu’aucune communauté ne puisse se plaindre d’être écrasée par la majorité ».
La foi de Chamseddine dans la spécificité du Liban va plus loin. « Quant aux rapports entre le Liban et la Syrie, affirme-t-il, j’ai dit et je répète que le Liban est à jamais hors de tout projet unioniste. A supposer que se constitue une grande république arabe allant de Tanger à Aden, le Liban sera la seconde république arabe; il restera un pays arabe autre. Pas d’union. La nature de la société libanaise l’exige et l’intérêt des Arabes l’exige également. Il est préférable pour le Liban, comme pour tout l’environnement arabe et islamique, que ce pays demeure une république indépendante et souveraine, qui ne s’unisse à aucun autre pays, qui collabore avec tous, mais ne laisse pas dissoudre son existence dans une union quelconque ».[27]
Mesdames, Messieurs
Dans toutes nos communautés aujourd’hui, des voix s’élèvent pour réclamer la libération du Liban, le recouvrement de son indépendance, le plein exercice de sa souveraineté. Ces voix sont vouées à élargir leur audience, à secouer la pusillanimité des uns et à confondre les calculs d’intérêt des autres. Le débat national est ouvert, il est irréversible. Mais il ne porte pas seulement sur les moyens de renforcer la résistance contre la mainmise étrangère sur le Liban, il englobe aussi une réflexion critique intense sur l’avenir du pays. A cet égard, l’Université Saint-Joseph est un lieu privilégié pour accueillir et stimuler les discussions rigoureuses et honnêtes sur nos accords et nos désaccords, en vue du consensus national. Avec les moyens dont elle dispose, l’Université Saint-Joseph se doit d’être au cœur du débat démocratique.
[1] Amy Gutmann, directrice du Centre universitaire pour les valeurs humaines de l’Université de Princeton, Introduction à Charles Taylor, Le multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, « Champs », Flammarion 1994, p. 38-39.
[2] L’Orient-Le Jour, 15 septembre 2000.
[3] L’Orient-Le Jour, 30 août 2000, p.2.
[4] An-Nahar, 2 octobre 2000.
[5] Thomas L. Friedman, « Lebanon: Soul on Ice », New York Times, July 18, 2000.
[6] Ibid.
[7] Mou’men Dennaoui, An-Nahar, 22 septembre 2000, p.12.
[8] Al-Mustaqbal, 24 septembre 2000.
[9] Testimony of Daniel Pipes, in USCFL (United States Committee for a Free Lebanon), 14 juin 2000.
[10] « Au sommet arabe de Fès en 82, le président Sarkis a officiellement prié la Syrie de retirer ses troupes comme l’avaient déjà fait les autres pays contribuant à ce que l’on appelait La Force de dissuasion arabe (…) L’année suivante, en septembre, le président Gemayel adressait au secrétariat général de la Ligue une note réitérant l’appel du Liban au retrait israélien et au départ de toutes les forces étrangères, document dont une copie a été adressée au président Hafez el-Assad » (Emile Khoury, L’Orient-Le Jour, 28 septembre 2000).
[11] Albert Sechehaye, « La pensée et la langue », in Essais sur le langage, Paris, « Le sens commun », Les Editions de minuit 1969, p.88.
[12] Saoud al-Maoula, « Qui sont les vrais amis de la Syrie? », An-Nahar, le 11 novembre 2000.
[13] Samir Frangié, « Les barricades de l’Etat », L’Orient-Le Jour, 20 décembre 2000.
[14] L’Orient-Le jour, 13 septembre 2000.
[15] L’Orient-Le Jour, 25 octobre 2000.
[16] L’Orient-Le Jour, 13 septembre 2000.
[17] Discours de Assem Kanso, L’Orient-Le Jour, 7 novembre 2000, p.4.
[18] Ibrahim al-Amin, As-Safir, 13 novembre 2000, p.2.
[19] An-Nahar, 21 août 2000.
[20] L’Orient-Le Jour, 25 septembre 2000.
[21] L’Orient-Le Jour, 9 novembre 2000, p.3.
[22] L’Orient-Le Jour, 25 novembre 2000.
[23] An-Nahar, 21 novembre 2000.
[24] Ibid.
[25] Voir ibid.
[26] Propos rapportés par Emile Khoury, « Un système politique qui perd peu à peu de sa spécificité », L’Orient-Le Jour, 26 octobre 2000.
[27] An-Nahar, 7 décembre 2000, p.5.