Au « Carnival » de Rawi Hage, à bas les masques
Rawi Hage, de la race des écrivains à écriture acérée et imagée.
En librairie
Dans le « Carnival » (en anglais, aux éditions Hamish Hamilton) de Rawi Hage, les masques tombent. Et les personnages clownesques défilent à cent à l’heure.
Maya GHANDOUR HERT | OLJ
28/11/2013
Deux, trois mots, deux ou trois lignes suffisent à Rawi Hage pour vous tracer un caractère. De la race des écrivains à écriture imagée, incendiaire et puisant à volonté dans le bestiaire insectivore, l’auteur libano-canadien revient ici avec un roman truculent, fluide (mais pas lisse pour autant) que l’on lit d’une traite. Plongée dans les eaux troubles de l’âme humaine. Mais sans onanisme intellectuel. Mais, par contre, le nombre de scènes ou le narrateur s’astique le haricot n’est pas négligeable. Les critiques littéraires ne manqueront pas de le signaler. Et Hage lui-même semble s’en gausser au préalable puisqu’il écrit, quelque part dans son roman, sa rencontre avec une strip-teaseuse et la remarque de cette dernière à propos du livre de Jean Genet, Notre Dame des Fleurs, posé sur le tableau du taxi. «Je n’ai rien contre la masturbation, lui dit-elle, mais ne pensez-vous pas qu’elle est exagérée dans ce roman?» Clin d’œil autoflagellateur assez amusant.
Il s’était promis que jamais, non jamais, il n’écrirait sur ses années de service comme chauffeur de taxi new-yorkais.
Mais voilà, après deux romans, de grands succès éditoriaux, la consécration, Rawi Hage présente Carnival, ou les considérations d’un vagabond des rues, un vivant dans un cab, un chauffeur nommé The Fly, ou la Mouche.
Il sillonne les rues dans sa voiture qui garde les traces des passagers, les restes de ce qu’ils ont mangé, les objets oubliés. J’ai trouvé des chapeaux, des portefeuilles, des foulards, des documents, de la monnaie, mais aussi des flacons de vernis à ongle, des étuis de maquillage, des couteaux, des restes de drogues, de petits et de grands parapluies.
Les mots, les gestes, les réclamations, les suspicions, les rires… Tout est absorbé par l’éponge de l’assainisseur d’air, en forme de cèdre. Et c’est là la première allusion à l’origine de l’auteur. Deuxième allusion: le prénom de sa voisine. Zeinab. Mais il y a aussi ses mentions de l’alphabet phénicien et diverses autres pièces de puzzle à ramasser au fil des pages et des petits chapitres qui les jalonnent.
On retrouve ici des correspondances avec le cafard. Et pas seulement à travers les insectes humains.
Par exemple, les chauffeurs de taxi, il les divise en deux catégories: les araignées et les mouches. Les araignées attendent leurs clients stationnés et les mouches sont des vagabonds, des déambulateurs.
Le carnaval de la rue, des humains, de la vie. Le carnaval des caractères, des livres qu’il dévore et qui constituent des tunnels dans sa maison.
Récits autobiographiques? Purgation de fantasmes? Il est clair, quoi qu’il en soit et pour philosopher, que toute l’œuvre de Rawi Hage est à considérer comme un exercice d’anamorphose. Avec son écriture figurative, il dresse ainsi un miroir déformant, une sorte de trompe-l’œil mais qui ne trompe pas. Au contraire. Il le révélerait et le sublimerait. Un œil qui voit les choses dans leur nudité, sans masques, vers une vérité crue et cruelle.
Carnaval carnassier, truculent, un défilé de personnages plus ou moins excentriques, plus ou moins attachants. L’auteur n’y travestit pas la réalité. Mais il la présente crue, sans artifices, avec ses réjouissances profanes, ses mascarades, ses déguisements, ses bals masqués.
L’ouvrage a déjà reçu le prix Hugh MacLennan, remis par la Quebec Writer’s Federation. Un prix qu’il a également reçu pour chacun de ses romans. Les deux premiers livres de Rawi Hage, Parfum de poussière (Prix des libraires en 2008) et Le Cafard, ont été publiés en français chez Alto. Celui-ci ne fera pas exception et sera bientôt en librairie.
Une lecture qui, pour paraphraser Hugo, est un carnaval «du cœur, de l’esprit et des sens».
Le monde est un cirque. Et il le sera toujours.