Les choix difficiles et l’âge de raison?
Bahjat RIZK
Nous ne pouvons passer sous silence ce 22 novembre car les dates commémoratives, tout en étant chargées d’émotions et de souvenirs, doivent être l’occasion de se situer, de s’inscrire dans le temps et l’espace, de rationaliser, d’examiner, d’évaluer, de dresser un bilan et, si possible, de prendre un nouveau départ et de se projeter dans l’avenir.
Sept décennies après, soixante-dix ans de solitude, dix mandats présidentiels effectifs tourmentés (en sus des deux présidents élus assassinés, dont un le 22 novembre 1989), un certain nombre de gouvernements désignés, laborieux et tumultueux, un certain nombre de Parlements élus, vacants ou prorogés, la problématique libanaise qui voudrait concilier le pluralisme culturel politique et l’État institutionnel unitaire est toujours la même. Nous continuons à être un État national pluricommunautaire où le national n’intervient qu’occasionnellement, par la volonté éclairée de certains chefs politiques communautaires, ouverts culturellement sur les autres communautés. Est-ce que le 22 novembre 1943 a été un moment fondateur dans l’histoire libanaise ou un moment créé par ces deux personnalités pluriculturelles de l’histoire qu’étaient les présidents Béchara el-Khoury et Riad el-Solh, le premier chrétien maronite ouvert sur l’Orient (grand tribun en langue arabe), le second musulman sunnite, ouvert sur l’Occident (« Le Liban est un pays à visage arabe qui puise ce qu’il y a de bon et d’utile dans la civilisation occidentale » – Riad el-Solh, déclaration ministérielle du 7 octobre 1943) ? Le Liban étant nécessairement et structurellement, à travers ses communautés représentatives et représentées, l’espace de rencontre obligé et consenti entre l’Orient (jadis sunnite et aujourd’hui également chiite) et l’Occident (jadis chrétien et aujourd’hui rattaché de par son évolution historique, culturelle, politique et économique, de manière quasi religieuse, à la laïcité et aux droits de l’homme).
Certes, il ne s’agit pas de s’interroger pour la énième fois sur la société patriarcale et la démocratie, la tradition et la modernité, les racines et les origines (le mouvement), la manière anthropologique dont ont évolué les mœurs libérales voire permissives, dans les sociétés industrielles et post-industrielles, l’archaïsme sécurisant et traditionnel des sociétés rurales agraires, le rapport à la communauté et au transcommunautaire, les appartenances collectives, la citoyenneté et les libertés individuelles… Ce sont des problématiques qui agitent toutes nos sociétés d’aujourd’hui, du soi-disant printemps arabe (révolutionnaire en Orient) au soi-disant printemps français (ou tout mouvement d’extrême-droite, réactionnaire en Occident). Il s’agit d’établir un ordre de priorités et d’assumer que tout choix, aussi difficile soit-il, comporte des risques et des renoncements. Chaque communauté libanaise continue dangereusement à osciller entre l’appartenance communautaire et l’appartenance nationale, et cette situation théoriquement dialectique et existentielle devient sur le terrain pratiquement contradictoire, voire pathologique. Dans l’idéal, l’entité libanaise est exceptionnelle ; dans la réalité, elle est dysfonctionnelle. Même au sein d’une même communauté, nous observons cette tension entre une réalité quotidienne angoissante et une projection événementielle idéalisée.
Le chef religieux communautaire et le chef politique institutionnel semblent souvent adopter des positions en contrepoids, avec parfois la difficulté de savoir lequel est le politique et lequel est le religieux. Certes, le cardinal Raï est tout à fait dans son droit (et son sacerdoce) en s’inquiétant du sort des chrétiens d’Orient, et le président Sleiman de redouter l’alliance des minorités, en rappelant l’exhortation apostolique du bienheureux Jean-Paul II. Et tous les deux ont probablement en partie raison. De même pour le mufti Kabbani et le président Hariri, pour la communauté sunnite, et le sayyed Nasrallah et le président Berri, pour la communauté chiite. Mais à force de mélanger le politique et le religieux et de vouloir jouer tour à tour un rôle national et un rôle régional, nous entrons dans un discours déstructuré, éclaté et émotionnel, à géométrie variable. Avant de débattre, il faudrait définir clairement l’identité des débatteurs et le cadre du débat.
Le Liban souffre de la multiplicité des interlocuteurs, tant internes qu’externes, et des discours intrinsèquement contradictoires, qui finalement se nient. Peut-être parce qu’il est formé, de manière unitaire, de multiples communautés et qu’il repose sur une contradiction structurelle qui inspire beaucoup d’émotions mais ne peut être rationalisée.
Toutefois, tout homme et toute société humaine ne peuvent échapper à l’histoire et à la rationalité car si les rêves sont là pour nous porter au-delà de nous-mêmes, les réalités nous rattrapent et nous remettent inéluctablement face à nos choix et à nous-mêmes.
Bahjat RIZK