Nous sommes au milieu des années 1960. Elvis Presley est au plus mal. Sa mère adorée est morte subitement à l’âge de 46 ans : ce décès l’a plongé dans une tristesse sans nom. « Pourquoi Dieu a-t-il permis son décès ? » se demande-t-il sans cesse. Son service militaire en Allemagne s’est mal passé : loin de ses amis et de ses admirateurs, il a connu la dépression. De retour à Hollywood, il a joué dans des films médiocres. Et la musique de son temps a changé : les Beatles et les Rolling Stones occupent désormais le devant de la scène. « Elvis est mort le jour où il est entré à l’armée », déclare même John Lennon. Déboussolé, Elvis multiplie fêtes et soirées mondaines. Ses excès le minent.
La spiritualité comme planche de salut
C’est alors que le « King » se ressaisit et décide de chercher dans la spiritualité une source de réconfort. Très croyant, il connaît bien la Bible ; il a même enregistré des albums de gospel qui lui ont valu trois Grammy Awards. Mais l’artiste souhaite visiblement élargir le champ de ses connaissances en explorant de nouveaux territoires. C’est son ami Larry Geller qui va alors l’initier à l’ésotérisme et lui procurer toutes sortes d’ouvrages, dont The Impersonal life de Joseph S. Benner, Life and Teaching of the Masters of the Far East de Baird T. Spalding, en 6 volumes, The Infinite Way de Joel S. Goldsmith, plusieurs livres de numérologie et, surtout, Le Prophète de Gibran, publié en 1923, à New York, aux éditions Alfred A. Knopf. « Elvis s’isolait toujours, compulsant des livres ésotériques ou discutant avec Larry à propos des projets de Dieu pour l’univers », confirmera son épouse Priscilla. Le « King » prend l’habitude de souligner les phrases qui lui plaisent dans ces livres et d’inscrire dans les marges des réflexions personnelles inspirées du texte lu. Dans sa biographie Careless love, Peter Guralnick rapporte ainsi que la star « offrit à Diane McBain une copie soulignée de The Impersonal Life et lui parla des préceptes spirituels de (Paramahansa) Yogananda »…
Une prédilection pour Le Prophète
Parmi les livres de chevet d’Elvis, Le Prophète figure donc en bonne place. L’ouvrage est alors très apprécié par les jeunes, notamment dans les universités américaines ; il sera adopté par le mouvement hippy et considéré comme l’un des titres majeurs du courant « New Age ». Les Beatles eux-mêmes emprunteront à Gibran un vers pour composer leur chanson Julia ! Le « King », de son côté, aurait découvert Le Prophète pour la première fois à l’époque de son service militaire. Une autre source affirme qu’une amie le lui aurait offert pour ses vingt ans. Quoi qu’il en soit, plusieurs exemplaires de cet ouvrage, soigneusement annotés et soulignés par lui, sont toujours en circulation. À l’occasion d’une vente aux enchères, le Comité national Gibran a réussi à acquérir l’un de ces exemplaires pour enrichir sa collection. Le livre en question est un peu jauni et défraîchi ; il n’est pas dédicacé, mais il est truffé de réflexions écrites à la main, en majuscules, par Elvis lui-même. On peut y lire, par exemple, dans le chapitre où al-Mustapha parle de la joie et de la tristesse : « Tout n’est pas évident dans les desseins de Dieu. Les choses doivent mûrir pour pousser dans les jardins de Dieu. Dieu a toujours un plan pour nous, même si ce plan ne nous est pas clair » (« Everything is not evident in God plans. Things must nu(r)ture to grow in God’s garden. God always has a plan for us even if it is not clear to us »). Sous le chapitre consacré à la connaissance de soi, le « King » a ajouté de son écriture maladroite et un peu enfantine : « Si on ne peut donner ce que l’on a pour le partager avec le monde, on sera toujours vide » (« If one can’t give what they have and share with the world, they will always be empty »). Bien évidemment, Elvis n’était ni saint Thomas d’Aquin ni Jean-Paul Sartre, mais il est intéressant d’observer comment sa lecture du Prophète l’a incité à méditer et à partager avec les autres les fruits de ses méditations !
Similitudes
Car non content de lire et de relire son exemplaire du Prophète, désormais exposé au Musée Gibran à Bécharré, Elvis en distribuait des copies à ses proches et amis en prenant soin d’y ajouter, à la main, ses propres réflexions (comportant de nombreuses fautes d’orthographe !) et d’en souligner les passages qu’il jugeait bénéfiques. Un exemplaire envoyé à sa tante Delta a ainsi été retrouvé. La dédicace en est ainsi libellée : « Que Dieu vous bénisse toujours tante Delta, de ton neveu Elvis Presley » (« May God Bless you always Aunt Delta from your nephew Elvis Presley »). À l’intérieur, 18 pages annotées au crayon noir et 43 pages comportant des phrases soulignées ! Dans le chapitre sur l’amour, Elvis reprend en bas de page ces lignes de Gibran : « Tout comme l’amour vous couronne, il peut aussi vous crucifier » (« For as love crowns you, so shall it crucify you »), puis en tire la conclusion suivante : « L’amour est une épée à double tranchant » (« Love is a double edged sword »). Sous le chapitre sur la mort, il retranscrit également une citation de Gibran : « La vie et la mort ne font qu’un » (« Life and death are one »), puis ajoute cette réflexion personnelle : « Il ne faut pas avoir peur de la mort, car on ne commence à vivre qu’après la mort » (« There is no need to fear death, we do not start living until after death »). Un autre exemplaire du Prophète est dédicacé par l’artiste à son ami Gary Pepper, président de son fan-club, le « Elvis Presley Tankers Fan Club » : « À Gary, mes remerciements pour toutes tes années d’amitié. Que Dieu te bénisse toujours. Ton ami Elvis Presley » (« To Gary My Thanks for all your years of friendship. May God Bless you allways (sic). Your friend Elvis Presley »)… En comparant les différents exemplaires disponibles, on s’aperçoit que les réflexions émises par le « King » sont souvent reproduites à l’identique par ses soins et qu’elles reviennent sous sa plume d’un exemplaire à l’autre. Sans doute les recopiait-il à chaque fois à l’intention d’un destinataire différent pour l’inciter à partager avec lui ses trouvailles et ses pensées…
Le Prophète a-t-il sauvé Elvis ? Il n’est pas exagéré de le penser : revigoré, fort de ses nouvelles convictions, le « King » effectuera en 1968 un come-back réussi et rencontrera un succès planétaire. Mais ses problèmes de santé finiront par avoir raison de son envie de vivre. À Memphis, le 16 août 1977, il mourra en pleine ascension. À l’image de Gibran.