Plus d’un siècle après son premier poème publié en arabe classique, en vers rimés (1905), l’unique recueil de poèmes retrouvés de mon grand-père Amine Farès Rizk (1890-1983) a vu le jour la semaine dernière. La cérémonie s’est déroulée à l’auditorium Khalil Gibran, au Collège de La Sagesse, dont il avait été l’élève et l’un des poètes reconnus, au début du siècle dernier. De brillantes interventions et des témoignages d’éminents hommes de lettres ont marqué la cérémonie, placée sous le parrainage de l’évêché maronite de Beyrouth qui préside cette institution depuis sa fondation par l’évêque Debs en 1875 et qui a pour devise: «La crainte de Dieu est la pointe de la sagesse.»
Le recueil commémoratif, très sobre, est assorti d’un album de photos familiales et de quelques témoignages d’époque, dont son propre testament, confié à ses trois fils.
Certes, il ne m’appartient pas, quelle que soit mon envie, de commenter la valeur littéraire des textes de mon grand-père, n’ayant pas la distance critique nécessaire; les spécialistes en la matière le feront beaucoup mieux que moi. Il ne me revient pas non plus de mettre en avant mes sentiments filiaux à son égard, car je les partage avec vingt-deux autres petits-enfants et une pléthore d’arrière-petits-enfants qui ne l’ont pas connu et qui le découvrent, un quart de siècle après sa disparition, à travers ses textes, rescapés de l’oubli et de la fuite du temps par la volonté de mon propre père, son héritier spirituel direct et le gardien de sa mémoire. Au-delà de l’immense bonheur de voir revivre mon grand-père par le pouvoir des mots, je voudrais surtout souligner son apport révélateur complémentaire, du cheminement de l’identité libanaise.
Le recueil de poèmes d’Amine Rizk trace à sa manière, à travers des poèmes circonstanciés personnels et publics, un siècle d’écriture libanaise.
Tout d’abord, par sa forme : il est rédigé dans la pure tradition des vers arabes rimés selon les règles strictes de versification classique. Il est une nouvelle éclatante illustration de l’amour de la langue arabe et de l’engagement des poètes chrétiens libanais du début du siècle à son service, comme élément structurant essentiel de leur identité profonde et de leur patrimoine commun, en continuité avec leur environnement. La langue arabe à l’époque était un espace d’identification avec le monde arabe, un vecteur de nationalisme et de modernité, et un symbole de ralliement et de revendication culturelle vis-à-vis de l’Empire ottoman.
Quant au fond, le recueil aborde sur une période de presque un siècle les thèmes d’actualités libanaise et arabe. Son premier poème de 1905 (à l’âge de 15 ans) est un hommage au patriarche maronite Hoayek qui contribuera 15 ans plus tard, en 1920, dans le cadre du congrès de Versailles, à l’établissement de l’entité libanaise dans ses frontières historiques actuelles.
Et puis nous avons des poèmes épiques: chute de Barqa (Libye) en 1911, accession du roi Farouk au trône d’Égypte (1938), éloge du roi Abdallah 1er de Jordanie (1938) et bien d’autres. Tous ces poèmes révèlent l’engagement des chrétiens libanais aux différentes causes arabes auxquelles ils s’identifient, sans restriction. D’autres textes célèbrent le Liban éternel (1927-1952-1958) en chantant sa spécificité et sa pérennité. Certains poèmes sont dédiés à sa ville natale, Jezzine (1913-1927).
Mon grand-père accumula trois titres en poésie: celui de poète de la sagesse (en 1905, à la suite du concours de création poétique qu’il remporta), celui de poète de la cascade, symbole de Jezzine (en 1927, décerné par le poète Khalil Moutran) et celui de poète de la paix (en 1942, à la suite d’un concours sur le thème de la paix organisé par la BBC). Son recueil regroupe également des textes affectifs à l’adresse de ses petits-enfants, d’autres des critiques sociales, des méditations existentielles et des contemplations métaphysiques, pour culminer par un hymne à la gloire de la Sainte Croix, qu’il rédigea à plus de 90 ans et qui fut mis en musique par le musicologue père Élie Kesrouani et chanté depuis plus de vingt ans par la cantatrice de Jezzine Sonia Azar lors de cérémonies religieuses solennelles.
Les deux derniers poèmes de mon grand-père évoquent la joie de donner et celle de l’éveil éternel, et furent rédigés quelques mois avant son départ pour d’autres cieux. Cet ultime recueil de poèmes retrouvés vient rejoindre, par son excellence, sa minutie, sa richesse thématique, son organisation chronologique et sa maîtrise linguistique, le riche patrimoine libanais arabophone et reflète, à l’instar des poètes de la renaissance arabe, un mouvement évolutif et dynamique d’écriture et de pensée, qui établit et renforça la vocation du Liban, au-delà de ses frontières, en tant qu’espace pionnier et privilégié du dialogue des cultures.
Bahjat Rizk
(Écrivain et attaché culturel auprès de la Délégation libanaise de l’Unesco)