Opinion de Bahjat Rizk: Droits des chrétiens et droits des Libanais.



  • Droits des chrétiens et droits des Libanais
    La récente polémique sur la loi électorale libanaise remet en avant le tiraillement entre le communautaire et le national et de fait l’ambivalence structurelle au Liban du projet national. Il semble évident au départ que le projet dit orthodoxe restitue aux communautés leurs droits légitimes de représentation communautaire mais en même temps il verrouille les communautés plus qu’elles ne le sont déjà, après sept décennies de malentendu national et presque quatre décennies de guerre civile, en acte ou latente. Le projet redonne donc aux différentes communautés, et notamment aux chrétiens, la possibilité d’élire directement et exclusivement leurs propres représentants, qui seront renforcés essentiellement, dans leur rôle de représentation communautaire. Ce type de projet toutefois enferme chaque communauté dans son propre discours politique et affaiblit la dimension intercommunautaire, donc nationale, du Liban. Certes il s’agit de s’interroger parallèlement, pour plus d’équité et au-delà du jugement moral hâtif ou des voeux de bonne intention, si cette dimension nationale existe réellement, dans l’esprit des Libanais et si elle a été intériorisée. Autrement dit, si les Libanais au-delà de leur appartenance communautaire structurante se sentent appartenir à une même entité et s’ils ont en partage une même identité assumée qui fonde un projet politique commun, viable à long terme. Au-delà donc de quelle loi adopter – celle de 1960, celle mixte, celle uninominale, la loi dite orthodoxe ou toute autre loi qu’on pourrait inventer, au mépris parfois de toute rationalité –, il s’agit de savoir à quelle entité nous appartenons et si nous disposons d’une plate-forme identitaire suffisante pour élaborer un projet souverain, indépendant, réfléchi, défini et définitif. Y a-t-il un Liban pour tous les Libanais et sur quoi repose-t-il ? Est-ce qu’un Libanais se sent plus proche de son compatriote non communautaire plus qu’il ne se sent proche d’un étranger de sa propre communauté ? Peut-on concilier appartenance communautaire et appartenance nationale ou bien renforcer l’une équivaudrait automatiquement à affaiblir l’autre ? Peut-on, en même temps, discriminer des citoyens et leur dire qu’ils sont égaux et identiques ? Peut-on s’abstraire des différences culturelles religieuses qui structurent anthropologiquement en partie nos identités ? Est-ce que les paramètres culturels que nous avons en commun suffisent à contre-balancer nos différences religieuses ? Nous ne sommes pas le premier pays au monde à avoir vécu et à vivre un pluralisme culturel (linguistique, religieux, racial ou de moeurs). Nous ne sommes pas non plus le seul pays à vivre un pluralisme culturel religieux (entre les religions ou au sein d’une même religion). La question du pluralisme culturel se présente aujourd’hui sous toutes ses formes, dans toutes les sociétés au sein de la mondialisation, avec autant de risques de conflits civils, de génocide, de ghettoïsation, d’apartheid, de sécession et de discrimination. Comment consolider une entité pluriculturelle pour qu’elle soit opérationnelle, consentie, désirée et assumée ? Il y a certes les facteurs économiques contraignants qui peuvent influer sur un processus
    d’identification. Il y a également le risque d’idéologisation et de manipulation, dont certains penseurs et certains politiques peuvent avantageusement profiter en période de crise pour asseoir leur autorité. Mais il y a surtout la prise de conscience et l’idéalisation d’un modèle auquel on croit collectivement et qu’on voudrait transmettre. À l’approche de la célébration des 70 ans de l’indépendance du Liban et au-delà des prochaines élections, législatives et présidentielle, et de la formation d’un nouveau gouvernement (qui finissent tous par se ressembler), il s’agit de juger en toute honnêteté si ce modèle libanais est opérationnel, viable, désiré, transmissible et à quelles conditions ? La tendance naturelle est de s’identifier à quelqu’un de sa religion, à quelqu’un de sa langue, à quelqu’un de sa race, à quelqu’un de sa classe sociale et de ses moeurs, car cela touche profondément notre affectivité. Notre instinct de survie et toutes les idéologies identitaires, depuis la nuit des temps, se sont formés immanquablement autour de l’un ou de l’autre de ces paramètres. Toutefois, afin que ces discours politiques structurants ne deviennent pas extrémistes et absolutistes en période de crise, il faudrait, tout en reconnaissant ces paramètres, les relativiser. La famille, la communauté, et même la nation, sont des passages obligés, qui assurent notre survie collective mais qui ne devraient pas nous enfermer : car au lieu de nous protéger ils pourraient alors nous étouffer. Au final, la surenchère électoraliste et communautariste, tout en étant légitime et compréhensible, est une forme de régression. Elle ramène les minorités libanaises à des positions de retranchement. Il ne s’agit pas de condamner telle ou telle attitude, de lancer des accusations subjectives, mais de comprendre que l’altérité est en même temps un danger et une chance, un risque et une garantie, selon notre capacité, en période de crise, à succomber à l’instinct de survie ou à le transcender.

    Bahjat Rizk
    29 Mai 2013

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