Le Liban Le Liban est un rosier sauvage. Si vous vous approchez des fleurs, gardez-vous des épines. Et si vos mains s’en trouvent lacérées jusqu’au sang, prenez quand même le temps de caresser les fleurs. Je parle de rosiers, ayant à l’esprit cette pratique, répandue en Bourgogne et dans le Bordelais, qui consiste à laisser pousser des rosiers, justement, en tête des rangées de vigne. On a constaté, en effet, que cette fleur souffrait avant toute autre des maladies qui s’attaquent aux plantes, et qu’elle pouvait donc servir de sentinelle pour alerter les vignerons et leur donner le temps de réagir. Mais les hommes ne comprennent pas toujours le message. Certains, par paresse, par ignorance, par aveuglement, lorsqu’ils voient apparaître des taches sur les feuilles, se disent que le rosier est, de toute manière, une plante fragile, délicate, frivole, et que leur vigne ne risque rien. Il y a trente ans, le Liban est entré dans l’une des phases les plus éprouvantes de son histoire. Pendant quelque temps, le pays est apparu comme une exception, affligeante pour ses fils comme pour ses fidèles amis, mais ne suscitant, chez bien des gens, que des jugements détachés et condescendants. Que voulez-vous ? Le rosier est une plante si fragile! Puis les affrontements ethniques et communautaires se sont multipliés à travers le monde. Et au-delà. Ce qui semblait naguère, le triste apanage de quelques banlieues de Beyrouth, a aujourd’hui pour théâtre la planète entière, de Manhattan à la Tchétchénie, en passant par Londres, Madrid, et jusqu’à Bali. Crispation, massacres, peur de l’autre et destruction de soi. Il est vrai qu’avec la chute du Mur de Berlin, nous sommes passés d’un monde où les clivages étaient surtout idéologiques à un monde où les clivages sont identitaires. Je n’ai aucune nostalgie pour l’époque de la Guerre froide, qui a causé, au XXe siècle, les drames que l’on sait. Mais elle avait pour caractéristique d’éveiller, en permanence, le débat. Quand les clivages sont identitaires, il n’y a ni débat ni dialogue. Chacun proclame ses appartenances à la face de l’autre, chacun lance ses imprécations ; puis retentissent rafales et explosions. Le rosier est une plante délicate, me dit-on. Le Liban est une mosaïque de communautés qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit plus seulement du Liban, la Terre entière est une mosaïque de communautés. Ethnies opprimées, religions chatouilleuses, nations inassouvies, elles sont chaque jour un peu plus apeurées, et tentées par le recours à la violence ; pour se protéger, pour s’affirmer, ou pour se venger. Si l’humanité d’aujourd’hui se révélait incapable de faire vivre ensemble, dans l’harmonie et dans la dignité, sur le minuscule territoire du Liban, des communautés qui, depuis des siècles, pratiquent la coexistence ou, à tout le moins, le côtoiement, comment diable pourrait-elle gérer l’incommensurable diversité planétaire ? A cette interrogation angoissée, ce début de siècle nous apporte un début de réponse, qui n’a rien de rassurant. Ni pour les pays où cohabitent depuis longtemps des populations mêlées, ni pour ceux qui viennent tout juste de découvrir les contraintes de la diversité. Il suffit de promener son regard sur cette planète déboussolée pour constater que la violence ne recule pas, et que le fossé entre les plus grosses communautés humaines ne fait que s’élargir. Pas un événement majeur qui ne soit vécu, des deux côtés de la faille, et notamment sur les deux rives de la Méditerranée, avec des sentiments opposés. Amis du Liban, ne perdez pas des yeux le rosier sauvage qui a poussé précisément au bord de cette faille! Si vous voyez s’épanouir, puis triompher, le vaste élan de liberté et de coexistence dont Samir, Gebran, May et leurs compagnons ont été les courageux porte-drapeaux, c’est que la vigne des hommes donnera demain des grappes saines. Mais si vous voyez les fleurs trembler, chanceler, puis s’abattre, si vous voyez la pourriture se former à la naissance des feuilles, c’est que la vigne entière est menacée, et que le vin de l’avenir sera aigre. Amin Maalouf
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