Patrimoine immatériel libanais et identité nationale (Bahjat Rizk)

Patrimoine immatériel libanais et identité nationale

mercredi, décembre 18, 2012

Par Bahjat RIZK
Pour introduire ce sujet récurrent, de plus en plus d’actualité avec la mondialisation, je reprendrai la définition adoptée par l’Unesco, conformément à une convention internationale adoptée par la conférence générale en 2003 et ratifiée à ce jour par 146 pays, y compris le Liban, début 2007. On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire que les communautés reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel, transmis de génération en génération ; il est recréé en permanence en fonction du milieu, de l’interaction avec la nature et l’histoire, et procure un sentiment d’identité et de continuité aux communautés qui en sont détentrices. Ce patrimoine traditionnel et moderne nourrit la diversité culturelle et la créativité. Seul le patrimoine immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés et d’un développement durable est pris en considération. Il existe plusieurs dispositifs complémentaires au niveau international pour soutenir la sauvegarde : une liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente, une liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité (à l’instar de celle du patrimoine mondial regroupant les sites naturels et culturels classés par l’Unesco en application de la convention de 1972) et un registre des meilleures pratiques de sauvegarde. La septième session du comité intergouvernemental pour la sauvegarde du patrimoine culturel, immatériel vient de se tenir au siège de l’Unesco du 3 au 7 décembre 2012. À ce jour, la liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente comprend 27 éléments dans 15 pays (plus 8 candidatures lors de cette session), la liste représentative du patrimoine culturel immatériel compte 232 éléments dans 86 pays ( plus 36 candidatures lors de cette session). Le registre des meilleures pratiques de sauvegarde compte 8 programmes (plus 2 candidatures). En outre, dix demandes d’assistance internationale pour des plans de sauvegarde ou d’inventaire ont été examinées par cette session par le comité qui regroupe 24 membres des États parties à cette convention élus pour un mandat de quatre ans, dont la moitié est renouvelée tous les deux ans. Après cette brève présentation technique indispensable, il est important de voir comment le Liban se situe par rapport à cette convention, son esprit et sa répercussion sur le plan de l’identité nationale. Tout d’abord, cette notion de patrimoine culturel immatériel interactif, donc dynamique, qui procure une identité et une continuité concernant les communautés, autrement dit en deçà ou au-delà de l’entité juridique d’un pays et de ses frontières, est née avec la mondialisation. Pour la première fois au niveau international, on parle de communautés sans qu’elles soient spécifiquement nationales. Or, au Liban, qui est lui-même composé de communautés religieuses culturelles et politiques, cette notion transcommunautaire de patrimoine immatériel contribue fortement à l’élaboration d’une entité nationale qui soude les Libanais et rattache le Liban à son environnement et au reste du monde, tout

en respectant sa spécificité. D’autre part, à travers cette notion de patrimoine culturel immatériel (ou patrimoine vivant), nous réalisons que le processus d’identité n’est pas statique mais qu’il s’agit bien d’une dynamique d’identification reposant, certes, sur des éléments structurants de base mais qui interagissent de manière interactive et évolutive. En s’inscrivant dans une construction progressive basée sur le vécu (ou le vivre-ensemble) et l’histoire, le patrimoine culturel immatériel crée l’échange, donne en partage, restitue le lien et constitue le patrimoine transmissible à travers les hommes et les générations. En outre, cette démarche doit nécessairement s’inscrire dans le cadre des droits de l’homme et de l’exigence du respect mutuel entre les communautés et d’un développement durable. La convention de 2003 établit un cadre cohérent et pratique, en conformité avec l’esprit et les idéaux de l’Unesco, pour répondre au mieux aux défis de la mondialisation et des peurs ancestrales et archaïques qu’elle peut faire ressurgir.


De manière concrète, on peut observer qu’au Liban, la loi de 1993 qui institua le ministère de la Culture ne faisait pas mention de ce patrimoine et ne prévoyait pas de structure chargée de ce suivi qui n’avait pas encore été suffisamment identifié et conceptualisé (voir L’Orient-Le Jour du mercredi 12 décembre 2012). Toutefois, dès la ratification de la convention en 2007, le ministère de la Culture a été réorganisé pour intégrer une sous-direction spécifique au patrimoine culturel immatériel libanais. Une mise en place d’un inventaire du patrimoine immatériel national est en cours, composé d’arts populaires, de pratiques et de traditions sociales tels que le zajal (poésie dialectale improvisée ou joutes poétiques dialectales rimées), de contes, légendes et mythes, de savoir-faire artisanaux (coutellerie, verrerie, tissage au fil de soie, fabrication de cloches, tapisserie…), de chants poétiques du Mont-Liban, de pratiques des derviches tourneurs de Tripoli, de musiques et chants de musique savante arabe (wasla, mouwachah, qassida, ghazal…), des chants de bédouins, des savoirs traditionnels en matière médicinale, de la fabrication du oud, de la dabké, etc. En bref, ce patrimoine immatériel libanais appartient à tous les Libanais, toutes communautés libanaises religieuses confondues, et leur permet de se retrouver et de s’identifier collectivement à travers des moeurs communes, au-delà de leur appartenance religieuse spécifique. Les deux concerts organisés par la Lebanese Diaspora Overseas avec la Délégation du Liban auprès de l’Unesco pour la fête de l’Indépendance, l’année passée et cette année, avec la dabké et les chants folkloriques nationaux et arabes, ont démontré la capacité fédératrice de ce type de manifestations chaleureuses, éloquentes et vivantes qui soudent les Libanais entre eux, ainsi que les Arabes et les Orientaux, et les font communiquer dans une même ferveur autour des mêmes valeurs universelles de liberté, d’amour de la terre, de dignité, d’attachement aux racines, de fierté et d’ouverture sur le monde. Les Libanais, toutes communautés et toutes catégories sociales confondues, communient et se rejoignent affectivement et spirituellement de manière naturelle dans ce type de rencontres. C’est une expression authentique et profonde d’un patrimoine commun festif, musical, linguistique, chorégraphique et social. Avec la nourriture libanaise (qui fait partie du patrimoine immatériel), ce patrimoine culturel vivant fait l’unanimité. D’autre part, le projet en cours Patrimoine méditerranéen vivant (Medliher: Mediterranean Living Heritage) vise à la sauvegarde du patrimoine immatériel méditerranéen en facilitant la mise en oeuvre de la Convention pour la préservation du patrimoine immatériel de 2003 de l’Unesco dans quatre pays méditerranéens, l’Égypte, la Jordanie, le Liban et la Syrie. C’est un projet dirigé et financé par l’Unesco et l’Union européenne en partenariat avec l’association «Maison des cultures du monde» et les ministères compétents des quatre pays précités. Après la réunion du Caire en novembre 2010, une réunion se tiendra à la Maison des cultures du monde du 17 au 18 décembre à Paris. Le bureau régional de l’Unesco à Beyrouth a également organisé un atelier sous-régional au Liban en juillet 2011 autour de la mise en oeuvre de la convention de 2003. Il est donc très important de souligner la nécessité de la prise de conscience, de sensibilisation et de formation tant au niveau des décideurs politiques et économiques gouvernementaux qu’à celui des individus, des
groupes, des communautés, des associations et des ONG. La société civile a un grand rôle à jouer dans l’identification, l’inventaire et la protection du patrimoine culturel immatériel. Nous avons d’ailleurs une demande d’accréditation auprès du comité d’une ONG: la Fondation pour l’archivage et la recherche de la musique arabe : Arab Music Archiving Research (AMAR). Différents projets dans le même sens ont vu récemment le jour au Liban, notamment la création du Centre du patrimoine musical libanais de Jamhour (CPML) présidé par Joumana Hobeika et créé à la suite du recensement de 132 compositeurs libanais de musique savante par Zeina Saleh Kayali dans son ouvrage Compositeurs libanais des XXe et XXIe siècles, ou la création de la fondation Liban Cinéma (FLC) présidée par Maya de Freige et la Fondation arabe pour l’image (FAI) dirigée par Zeina Arida. D’autres initiatives généreuses et très engagées sont également en cours pour inventorier ce patrimoine fédérateur vivant et vital pour la préservation de l’identité libanaise. Certes, la constitution et la prise de conscience du patrimoine culturel immatériel dans le cadre de la Convention de l’Unesco de 2003 sont encore à leurs débuts et ne peuvent pas à eux seuls résoudre les conflits identitaires, y compris au Liban. Toutefois, c’est un processus rendu encore plus indispensable par la situation au départ complexe libanaise et aujourd’hui par la mondialisation pour renforcer la solidarité et le dialogue des cultures, respecter la diversité culturelle, rejoindre le développement durable et préserver la paix entre les hommes. C’est un enjeu majeur de notre siècle à venir, pour établir une plate-forme commune à une humanité diverse et unifiée, soucieuse des droits de l’homme et de l’exigence du respect mutuel entre les communautés. Bahjat RIZK

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