mardi, août 28, 2012
Bahjat RIZK
Les récents sujets de société quotidiens et récurrents au Liban et sur toute la planète, largement débattus, nous incitent à confronter le modèle patriarcal collectif et le modèle démocratique individuel, notamment avec la mondialisation et le développement des moyens de communication qui ont opéré une vraie révolution et bouleversé la donne mondiale, tant au niveau économique, politique que culturel. L’équation, aujourd’hui plus que jamais, s’établit entre ces deux dimensions indispensables de l’être humain. Le but de ce bref article, en mettant en avant la problématique, ne prétend pas la résoudre de manière subjective et définitive.
Le système patriarcal a longtemps servi durant des siècles à structurer la société, notamment dans les milieux ruraux où l’économie agraire imposait un rapport direct à la terre et une centralisation du pouvoir. On estime qu’entre la révolution néolithique (qui atteint son apogée 3000 ans avant J.-C. dans les villes sumériennes, donc dans le passage de la préhistoire à l’histoire) et la révolution industrielle (milieu du XVIIIe siècle en France et en Grande-Bretagne), la société humaine observait des constantes dans ses moyens de production et son processus de structuration. Le pouvoir s’incarnait dans l’autorité du père dans ses multiples fonctions en tant que chef religieux, militaire et politique. Il reposait sur une verticalité et une hiérarchisation qui pouvaient aboutir à des débordements personnels abusifs et archaïques, mais également assuraient une certaine transcendance et un dépassement de l’individu dans son implication au service de la collectivité, d’où les archétypes des héros, des saints et des élus de droit divin. La société pouvait se structurer autour d’un référent matériel et spirituel, désigné ou autoproclamé, qui avait en charge de maintenir l’ordre et de garantir la sécurité. Tous les bâtisseurs d’empires et les fondateurs (pères) de nations se sont prévalus de cette loi supérieure au nom de laquelle ils exerçaient leur sacerdoce ou leur mandat, au prix parfois de dérapages incontrôlés, cruels et condamnables.
Avec la révolution industrielle et le développement des moyens de communication à partir du début du XVIIIe siècle, nous assistons à une révolte des peuples et à l’émergence de la dimension individuelle et universelle face à la collectivité, qui s’incarnent dans la déclaration fondatrice de la Révolution française des droits de l’homme et du citoyen de 1789, document référentiel qui structure (avec la déclaration des Nations unies de 1948) la plupart des sociétés modernes démocratiques d’aujourd’hui.
Cette première déclaration n’est obtenue et ne survit en France qu’au prix de la décapitation du roi et de l’Église et du démantèlement brutal et puis progressif de la structure patriarcale, communautaire et familiale, qui passe par la Restauration, les deux empires, les cinq modèles républicains, les deux guerres mondiales, les guerres de décolonisation et la révolution des mœurs de 1968 avec le départ précipité et prématuré en 1969 du général de Gaulle. C’est l’individu qui est alors définitivement placé au centre de la collectivité, et le pouvoir patriarcal est de plus en plus entamé par les libertés individuelles.
La mondialisation aujourd’hui a transformé l’économie mondiale en une économie planétaire de services. La nouvelle révolution des moyens de communication (Internet, Google, satellite, mobile…) permet à l’individu directement de se connecter, grâce à des moyens techniques, avec le monde entier sans passer par des intermédiaires étatiques ou institutionnels. La société mondialisée est transnationale, horizontale, communicante et interactive. Les individus, les idées, les informations et les images circulent à la vitesse des ondes et des réseaux sociaux, dans un temps réel et immédiat. Dans cette suite logique, les révolutions dans le monde arabe étaient prévisibles après l’effondrement des empires totalitaires communistes, soviétique et chinois, du siècle passé. Toutefois, nous assistons en même temps à une perte de repères qu’il semble difficile de compenser. L’affaiblissement du pouvoir patriarcal pourrait occasionner, en réaction, un retour à des situations archaïques sécurisantes et structurantes, intégristes religieuses ou autoritaires militaires ou monarchiques, qui réduiraient à nouveau les libertés individuelles. L’équation inversement proportionnelle est toujours là, entre pouvoir patriarcal et libertés individuelles. Les deux sont dans une certaine mesure légitimes, pour assurer le bon fonctionnement d’une société où l’individu jouit d’une marge de liberté dans le cadre d’une cohésion sociale.
Le débat au Liban confronte toujours le modèle patriarcal autoritaire au modèle démocratique libéral. Alors qu’ils constituent dans leur essence deux modèles inconciliables, le Liban tente de les concilier. Plutôt que d’être le pays-message, le Liban serait le pays du double message. Même s’il ne survit que par le compromis, cette contrainte structurelle l’oblige provisoirement à survivre, à travers une forme de double appartenance, qui d’ambivalence salutaire peut se transformer rapidement en douteuse schizophrénie, signe en même temps de fulgurance prophétique et de dégénérescence pathétique. Le Phénix sans finalité est une absurdité sans fin. Le compromis systématique enferme et fige dans l’impossibilité d’établir un choix et donc d’évoluer. À force de vouloir réconcilier des logiques opposées, le Liban n’existe plus que dans des demi-vérités (ou des contre-vérités).
Le Liban a voulu sauvegarder les structures patriarcales (communautaires et familiales) et greffer dessus un système démocratique (société civile et libertés individuelles). Toutes les questions de société aujourd’hui relèvent de cette ambiguïté, autant les questions de mœurs (violence conjugale, mariage civil à la sauvette à l’étranger, traitement inhumain des employées de maison, tests indignes de la honte pour les homosexuels) que les questions d’ordre public (coupures arbitraires et opportunistes d’eau et d’électricité, coupures des routes en signe de soi-disant soutien à l’armée, coupures des routes pour des enlèvements armés communautaires et tribaux et des contre- enlèvements, remises honteuses de rebelles, tentatives répétées de complots, perpétrées par des politiciens corrompus et arrivistes, enrôlés par des services de renseignements de toutes sortes). Et, bien sûr, le pays qui se veut le pays du dialogue des cultures est le pays du dialogue des sourds, où le mot dialogue est un vain mot et où les dirigeants s’écoutent parler, quand ils ne planifient pas la liquidation physique de leurs adversaires ou, au mieux, leur prochaine victoire électorale, selon des lois taillées sur mesure. C’est malheureusement tout un système qui s’est mis en place et où le dysfonctionnement est devenu la norme. Comme s’il fallait sauver les apparences coûte que coûte, même en détournant la réalité.
Le Liban devra donc un jour, hélas, choisir entre le démantèlement du système patriarcal à travers ses structures communautaires et familiales, avec l’émergence d’une vraie société civile politique, et la renonciation aux libertés individuelles à travers l’instauration même transitoire d’un pouvoir autoritaire, de préférence militaire que religieux.
Bahjat RIZK