Thursday, 15 January 2009 | |
Par Bahjat RIZK Le siège de l’Unesco à Paris a vécu durant trois soirées consécutives à l’heure de la culture arabe à travers trois manifestations couvrant le Liban, le Maroc et la Palestine. Sans vouloir les comparer car chacune relève d’un contexte et d’une logique qui lui sont propres, il est intéressant de les rapprocher (unité du temps et de l’espace). Tout d’abord, le 25 novembre, à l’occasion de la 65e fête nationale et du 125e anniversaire de la naissance de Gibran Khalil Gibran, la délégation du Liban a parrainé un spectacle de chants et de danses autour de Gibran, organisé par l’Union libanaise culturelle mondiale. Nicole Mouradian a opté pour une mise en scène dynamique qui faisait se succéder, parfois de manière impromptue, plusieurs artistes français et libanais réunis, chacun dans son art, pour un hommage autour de Gibran. Le public, nombreux (plus de 1 000 personnes), a pu (re)découvrir et ovationner : la merveilleuse Patricia Atallah avec la chorale de Notre-Dame du Liban, la chorale des enfants de la maison Saint-Charbel à Suresnes et le très virtuose Georges Daccache, interprète et compositeur (dont c’est la troisième prestation à l’Unesco, notamment avec sa sublime création dédiée à la vallée de la Qadisha) ; l’éclatante Tania Kassis (qui avait, en juin 2007, donné un concert intitulé « Éternel Liban » sous le patronage de la délégation du Liban) ; la très énergique Véronique Soufflet qui incarne, avec son mari Ghassan Tarabay et sa troupe, la providentielle rencontre de l’Orient et de l’Occident, et dont une grande partie du répertoire est dédiée à Gibran et au Liban ; des apparitions vocales de Nicole Mouradian elle-même ; une contribution fort appréciée de la rayonnante et subtile danseuse Souraya Baghdadi et sa troupe, qui parvient, comme par enchantement, à allier le mystère et la séduction de l’Orient avec la liberté fluide et calculée de l’Occident ; une création quasi onirique du compositeur inspiré Jamal Aboul Hosn (venu spécialement avec sa troupe du Liban) faisant évoluer sur scène des danseurs animant les toiles de Gibran reproduites sur grand écran, et nous plongeant dans le vertige spirituel et charnel de son monde contrasté, produit par la violence des passions, mais pacifié par l’amour universel. Le chanteur Francis Lalanne et l’animateur Patrice Laffont ont généreusement et grandement contribué à cette soirée par la maîtrise de leur art et leur engagement pour le Liban. La révélation inattendue de cette soirée a été l’humoriste très vivant Yass (Libanais du Sénégal), qui, avec beaucoup d’audace, de talent et de vivacité, a pu introduire des moments de tendre ironie et de complicité critique vis-à-vis de ses compatriotes, décrivant leurs travers et les faisant rire d’eux-mêmes. Certes, tous ces talents se sont exprimés chacun selon ses dons, mais même si le fil conducteur n’était pas clairement établi, cette démarche saccadée et éclatée autour de Gibran était à la fois une prière qui lui était adressée et une illustration libre de sa pensée. Même si les frontières dans l’adaptation subjective et l’interprétation sont souvent floues quand on change de registre. Cela relève de la dynamique artistique. D’une certaine manière, le Liban, à travers cette soirée variée, se regardait vivre, mais était également confronté, tel à travers un kaléidoscope, à ses multiples facettes. Le lendemain 26 novembre, c’était au tour du Maroc de célébrer « Fès, reine des villes » dans le cadre des célébrations officielles du 1 200e anniversaire de la fondation de la ville de Fès inscrite au patrimoine mondial de l’humanité. Dès le départ, l’ambassadrice du Maroc, Mme Aziza Bennani (ancien recteur d’université et ancienne présidente du conseil exécutif de l’Unesco) a dressé le cadre de la soirée à travers son discours inaugural, mettant en avant les valeurs de la diversité culturelle, de la tolérance, et surtout de l’ouverture à la modernité et aux droits de l’homme que poursuit le Maroc sous l’impulsion de son jeune roi. Elle a été suivie par le concepteur du spectacle qui a exposé sa démarche couvrant en première partie l’histoire de la ville de Fès (fondée en 808 par Idriss Ier venu de Bagdad et par Kenza) puis la fondation par Fatima de l’Université de Qarawan précédant de loin les diverses universités occidentales prestigieuses (Oxford, Sorbonne). Il a mis l’accent sur la contribution politico-culturelle des femmes. La seconde partie mettait en scène l’histoire du Maroc des cent dernières années. Le spectacle de danses et de musiques très variées (chants en arabe, amaghiz, hébreux, français) était conçu et produit de manière très rationnelle, presque linéaire, avec un parfait agencement des différents tableaux qui se succédaient en ordre, dans la continuité. Le spectacle libanais était plus risqué et plus inégal, faisant alterner les pics et les chutes alors que le spectacle marocain s’est maintenu durant deux heures dans le même rythme et la même thématique. Le public a plus vibré avec le Liban, mais plus appris avec le Maroc. Le troisième soir, 27 novembre, était consacré à la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien (décidée par l’ONU en 1977, proclamée le 29 novembre pour marquer l’adoption en 1947 du plan de partage, et pour œuvrer à un règlement juste, global et permanent de la question palestinienne) dont le thème cette année était un hommage à Mahmoud Darwich, décédé il y a quelques mois, avec la participation du grand musicien Marcel Khalifé. J’ai souvent assisté à cette journée à l’Unesco avec, à plusieurs reprises, la participation active de l’exceptionnel Mahmoud Darwich, porte-drapeau de la cause palestinienne, et l’incomparable Marcel Khalifé, devenu lui-même le porte-parole musical du premier. Les deux artistes ont longtemps formé un tandem de choc qui bouleversait les foules et les mettait en émoi. Le brillant Élias Sanbar, un des grands intellectuels arabes dans la capitale française, lui-même traducteur de Mahmoud Darwich, très souvent présent dans les médias occidentaux, observateur permanent de la Palestine auprès de l’Unesco, a, de manière très sobre, inauguré la soirée, suivi d’une film documentaire ; la lecture du poème Le lanceur de dés par Mahmoud Darwich lui-même dans sa dernière intervention poétique, avant les chants révolutionnaires désormais légendaires de Marcel Kahlifé, empreints cette fois-ci (à cause de la circonstance) d’une inhabituelle solennité. Je dois reconnaître que quel que soit mon état d’âme, Marcel Khalifé chantant Mahmoud Darwich (Oummi, Rita, Mohammad, Ana Yousouf ya Abi, Taalim huriya, al-An fil manfa, Salamone alayki) me remue à chaque fois, et me plonge dans un abîme indescriptible de douleur et de joie, de détresse et de ferveur. Le Libanais engagé chantant le Palestinien engagé remet en avant la douleur de 60 ans d’occupation (1948), et de 33 ans de guerres internes et régionales (1975). À nouveau, le dialogue des cultures et des trois religions monothéistes qui concentrent dans cette région trois fois sainte toute la violence symbolique et réelle du monde. J’étais parti le premier soir du 125e anniversaire de la naissance d’un poète universel, Gibran (1889-1931), qui avait porté un message de paix et d’œcuménisme au monde entier (Le Prophète) et avait contribué à moderniser la langue arabe (avec le mouvement des écrivains de la Renaissance arabe : al-Nahda). (Nous venons d’ailleurs de décerner le prix France Liban de l’Adelf au livre de Boutros Hallak, Gibran et la refondation littéraire arabe) et j’étais en train de pleurer un autre poète mondial, Mahmoud Darwich (1941-2008), qui venait de mourir, ayant porté par les mots la cause de son peuple. Durant trois jours et à travers leur problématique identitaire, trois pays arabes avaient célébré leur culture, chacun à sa manière, dans ce temple symbolique des cultures du monde. Article paru le vendredi 12 décembre 2008 |