Tuesday, 01 April 2008 | |
L’exposition prestigieuse «La Méditerranée des Phéniciens de Tyr à Carthage», qui se tient actuellement à l’Institut du monde arabe à Paris et jusqu’au 20 avril, devrait fournir aux Libanais une occasion de se pencher sur leur propre identité culturelle commune. C’est uniquement la seconde exposition mondiale sur les Phéniciens (la première s’étant tenue à Venise il y a vingt ans, en 1988, au palais Grazzi). Les Phéniciens sont un peuple méconnu, mystérieux, atypique par rapport aux autres peuples antiques. C’est un peuple de médiateurs culturels et commerciaux, un peuple de communication qui a inventé le premier alphabet phonétique de l’histoire à l’origine de tous les alphabets modernes tant orientaux qu’occidentaux. Les Phéniciens ont fait la synthèse et le lien entre l’Orient (Cadmos: Cadam = Est) et l’Occident (Europe: ourb = Ouest) à travers la Méditerranée, c’est le premier peuple mondialisé et la première civilisation de services (ils ont inventé l’import-export), ils ont établi des villes-comptoirs autour de la Méditerranée, mais ne constituaient pas eux-mêmes à l’origine un État-nation. Il y a deux expériences des Phéniciens, celle de Tyr (et des autres villes de la côte syro-libanaise) et celle de Carthage. Leur aventure a duré du 3e millénaire avant notre ère jusqu’à -146 (destruction de Carthage) et -65 avant Jésus-Christ (domination par les Romains des anciennes cités phéniciennes). Toutes ces données nous sont déjà connues, mais l’intérêt des Libanais à travers le retour aux Phéniciens, c’est encore une fois d’établir, à l’origine, leur propre identité culturelle commune et de comprendre leur rôle et leur manière de fonctionner. La géographie n’ayant pas évolué, les Libanais d’aujourd’hui reproduisent dans leurs grandes lignes l’attitude des Phéniciens il y a 5000 ans. Cela appelle quelques remarques rapides: les villes identifiées par l’exposition, comme étant l’origine de cette dynamique historique, sont Ougarit, Arwad (en Syrie), Byblos, Beyrouth, Sidon et Tyr (au Liban), le Liban ayant la part la plus importante et la plus déterminante dans l’établissement et l’expansion maritime des Phéniciens autour de la Méditerranée. D’ailleurs, les conférencières de l’exposition, comme la plupart des experts aujourd’hui identifient les Phéniciens d’origine aux Libanais d’aujourd’hui. Deuxièmement, le concept de phénicité n’est plus vécu comme un repli identitaire, mais une ouverture à l’universel et à la diversité, à la synthèse et au dialogue entre les cultures, un lien entre l’Orient et l’Occident. En effet, jusqu’aujourd’hui, les idéologies culturelles erronées restrictives et orientées ont utilisé le concept de phénicité de manière négative, soit, pour certains, pour nier l’identité arabe du Liban, soit, pour d’autres, pour nier l’existence même du Grand-Liban (Parti national syrien). Or les deux arguments ne tiennent pas la route. Tout d’abord, il n’y a aucune contradiction entre l’identité arabe et la phénicité. L’une se rapporte à l’appartenance linguistique indéniable (tous les Libanais parlent arabe), l’autre à des évidences historiques et géographiques avérées (quelle que soit l’origine ethnique des Phéniciens: cananéens, sémites, arabes, non sémites, non arabes): ils ont habité cette terre durant trois millénaires et ont développé leur propre culture antique qui a aujourd’hui disparu, mais qui est à l’origine de l’histoire des Libanais d’aujourd’hui. Comme les mêmes Phéniciens pour les Tunisiens d’aujourd’hui, ou les pharaons pour les Égyptiens d’aujourd’hui, ou les Mésopotamiens pour les Irakiens, ou les Perses pour les Iraniens. Il ne faudrait pas confondre civilisations antiques et civilisations actuelles modernes, mais respecter la continuité historique dans la géographie. Remonter à l’Antiquité (donc avant l’avènement des religions monothéistes) est une manière de connaître l’humanité entière dans ses origines. Les 3000 ans avant Jésus-Christ est une date approximative à partir de laquelle les cultures humaines se mettent en mouvement, notamment celles qui connaissent l’écriture sous ses différentes formes et les rites funéraires évolués. Il s’agit encore une fois d’inscrire la culture dans le temps et l’espace, et non de se prononcer sur des contenus idéologiques et théologiques. Il ne s’agit pas de récupérer le passé antique culturel à des fins politiques, mais de rétablir une unité et une continuité rationnelle, pour établir des liens entre les différentes cultures (au-delà des conflits) et des transmissions. À l’heure de la mondialisation, la fabuleuse exposition des Phéniciens à l’Institut du monde arabe permet aux Libanais de se réapproprier le passé de leur terre et d’intérioriser leur rôle essentiel de passeurs, de médiateurs entre les différentes cultures. Cette vocation est inscrite depuis l’origine dans leur histoire et leur géographie. Elle fonde l’existence même du Liban, son interculturalité. Tout en mettant en avant le côté fragmentaire et éclaté (les Phéniciens ne formaient pas une entité nationale mais des villes-cités), d’ailleurs l’appellation de Phéniciens leur vient des Grecs (de «Phoinix», qui signifie rouge en grec), eux-mêmes se définissaient comme Jbéiliotes, Sidonites, Tyriens, Arwadites (on dirait aujourd’hui des communautés). Les Phéniciens avaient dans la discontinuité et l’éclatement une unité qui s’est traduite dans leur rayonnement, leur sens de la communication et de l’échange, leur ouverture à l’universel. Rétablir ce lien avec leur propre histoire permettrait aux Libanais aujourd’hui de dépasser leurs différences confessionnelles et les aiderait à refonder leur entité, cimenter leur unité dans leur patrimoine commun et en être fiers. |