Une maladie incurable
Acteur, auteur, metteur en scène, cinéaste et plasticien, Wajdi Mouawad est atteint d’une frénésie qui ne touche qu’à une chose : son amour profond du théâtre. Une manière à lui de se soigner d’un mal bien libanais : la détestation de l’autre.
Par Wajdi MOUAWAD
2013 – 05
2013 – 05
Re-venir, re-tourner, r-entrer au Liban, seuls mots possibles pour dire le voyage qui me r-amène vers le pays de ma naissance. Et comment le dire autrement sans user de ce re, fragment du mot guerre, comme un rappel constant des causes de l’exil. Re-venir, re-tourner, r-entrer… La question se pose d’autant plus qu’il ne s’agit pas, cette fois-ci, d’une visite privée, mais d’un déplacement en nombre, en compagnie de comédiens, de concepteurs et de techniciens, pour y présenter des spectacles de théâtre que j’ai écrits et mis en scène dans une langue étrangère à celle qui m’a vu naître.
Quitter enfant, revenir artiste. Étrange métamorphose.
Quel sens cela a-t-il aujourd’hui pour moi ?
Quel sens cela a-t-il de rentrer en terre d’origine pour tous ceux et celles qui appartiennent à la génération qui n’a pas choisi ni de partir, ni de rester, puisqu’elle était encore enfant lorsque la guerre civile a débuté ?
Me poser cette question, dans ce contexte où l’occasion m’est offerte de présenter des spectacles, c’est interroger la raison de l’écriture, du théâtre et de l’art tant ce sont eux qui, aujourd’hui, me ramènent au pays, eux qui vont me donner la chance de rencontrer, dans une certaine mesure, les gens de mon pays, puisque ces textes que j’ai écrits et ces spectacles que j’ai mis en scène parlent de nous, de ce qui nous a brûlés, de ce qui nous a déchirés.
Pour tenter de répondre à cette question, la seule, au fond, qui a de l’intérêt à mes yeux, il me faut repasser par cette enfance où tant de choses se sont jouées, pour le meilleur et pour le pire.
Un proverbe ancien affirme que les poissons qui vont dans l’eau ignorent l’existence de l’eau. Ce n’est qu’une fois arrachés hors de l’eau que l’eau se met à exister pour eux, dans la nécessité de leur survie.
Ainsi en a-t-il été pour moi et de la détestation.
Malgré l’amour dont j’ai été entouré, malgré les soins et les attentions dus à des parents d’autant plus merveilleux que rien ne les préparait à affronter la tempête qui a dévasté leur existence, je dois dire que j’ai grandi dans la détestation, j’ai baigné dans la détestation, j’ai respiré l’air de la détestation, alors que j’ignorais tout de la détestation.
Je dis cela sans rancune, sans reproche, sans révolte, je dis cela en avançant pas à pas, avec la plus grande sincérité dont je suis capable, conscient des sacrifices qui ont été faits par tant de parents pour donner à leurs enfants le meilleur d’eux-mêmes. Cependant, je suis bien forcé de reconnaître les vents contraires qui ont soufflé depuis ma naissance, ces vents aux noms que nous sommes de plus en plus nombreux à partager : guerre, voyage, découverte, exil, art, amour et mort. Et l’un des vents, parmi les plus puissants, qui a longtemps soufflé, fut celui de la détestation. Or, ce sentiment de la détestation est en étroite relation avec l’écriture, celle qui, aujourd’hui, me ramène au pays et explique pourquoi j’ai choisi de présenter ces spectacles dans le cadre du Festival Samir Kassir.
Mon enfance durant, j’ai appris, à mon insu, mot à mot, peu à peu, au fil des jours, à détester l’Autre. J’ai appris à haïr l’Autre, j’ai appris à fêter et danser aux malheurs qui frappaient l’Autre.
Chrétien maronite, j’ai été élevé dans la détestation de ce qui n’était pas chrétien maronite, et s’il est vrai que la culture de mon pays m’a appris l’hospitalité et le sens de l’accueil, elle m’a appris aussi à choisir avec qui être hospitalier et accueillant et avec qui ne pas l’être. Elle m’a donc appris, à travers ce choix, à développer une exclusion délibérée dans le geste de recevoir l’étranger. Car si tout étranger a le visage de l’Autre, l’Autre n’a pas toujours visage humain.
J’ai grandi, depuis mon plus jeune âge, dans les récits des massacres perpétrés au XIXe siècle par les druzes contre les gens de ma confession. Tu te souviens, et tu t’en souviendras jusqu’à la fin de tes jours, de la manière avec laquelle ils nous ont égorgés, femmes, enfants et vieillards, la manière avec laquelle ils ont bu notre sang, ri en brûlant nos églises et violant nos femmes, et si tu n’es pas sage, si tu ne termines pas ton repas, le druze viendra dans ton sommeil t’égorger. Le druze, ce premier « Autre », ce premier effroyable visage que l’on m’a appris à craindre et à détester.
J’ai grandi dans la répugnance des Arabes, de ceux-là que mes parents appelaient les Arabes, ces réfugiés qui, un jour, sont venus s’installer pas très loin de notre quartier et dont personne ne savait raconter l’histoire.
– Ne joue pas avec cet enfant, c’est un Arabe.
– Et nous maman, que sommes-nous ?
– Nous ne sommes pas des Arabes.
– Que sommes-nous ?
– Des Phéniciens.
Ainsi, l’identité, se forgeant soit par la négative soit par l’inexistant, se construisait en opposition avec ce qui lui était différent. Nul dans cette famille n’était méchant pourtant, nul, dans cet entourage, n’était malveillant, mais la plupart d’entre eux transmettaient ce qui leur avait été transmis par leurs parents. Comment, dans la situation de plus en plus tendue politiquement qu’ils confrontaient et à laquelle personne ne comprenait grand-chose, pouvaient-ils résister à la tentation de reproduire les mêmes schémas de détestation ?……..
…….On a planté en moi la graine de la détestation, si profondément, avec tant d’engrais et un tel savoir-faire, que cette graine ne pourra jamais être extraite de l’endroit où elle a germé. J’appartiens à une culture qui a su, avec un talent remarquable, depuis des siècles, transmettre, de génération en génération, le goût de la méfiance. C’est ainsi. C’est comme une maladie incurable. Je dois le savoir. Je ne dois pas oublier comment la détestation, cette détestation fut mon eau. Il a fallu un filet pour que j’en sois extrait. L’exil fut ce filet et c’est une contradiction. L’exil n’est pas une victoire. Qui, par choix, voudrait quitter sa terre natale si cette terre est un lieu de joie ? C’est à cette expérience pourtant que je dois d’avoir vu cette détestation qui m’habitait, cette maladie incurable et, la voyant, la réalisant, la diagnostiquant, lui trouver un visage hideux, contraire à tout ce que je désirais être. C’est grâce à l’exil qui vous arrache à vous-même que j’ai réalisé que je n’étais pas celui que je croyais être. Raciste, haineux, sectaire. J’étais cela. Malgré la littérature, malgré le théâtre, malgré la langue nouvelle, malgré l’art et la culture. J’étais devenu exactement ce que cette guerre voulait que je devienne, sa nourriture, sa fange.
Comment parvenir à défaire cela ? Quel médicament prendre ? Pour désapprendre ? Pour arrêter le déroulé d’un tapis qui nous entraîne de plus en plus loin ? Il a fallu retourner le crayon. Cette question est celle du sens accordé aujourd’hui à la parole. Si parole il y a, que devrait-elle être puisque, pendant longtemps, la parole fut l’outil de cette détestation ? Elle ne connaît qu’elle. La détestation est son reflet. Grâce aux comédiens avec lesquels j’ai travaillé, grâce à des professeurs, grâce à des œuvres littéraires, grâce aux contextes différents qu’offraient le paysage de la société française et, plus tard, celui de la société québécoise, j’ai été forcé à déplacer le centre de cette parole et de raconter des histoires et d’écrire des textes en donnant la parole à ceux et celles que l’on m’avait appris à détester. Incendies c’est cela. Anima c’est cela. Cette tentative-là. Faire des pièces et des romans des histoires dont les héros avaient les traits de ceux et celles qui ont été l’objet de ma détestation.
Donne la parole à celui que tu détestes. Seul remède possible.
Fais de lui le centre de ton intuition, l’objet de ton émotion la plus poignante, fais de son malheur ton malheur, investis-le de ton propre cœur.
R-entrer, re-tourner, Re-venir au pays avec, dans la voix et dans le corps même des comédiens, une parole donnée à l’Autre, est la seule manière avec laquelle un tel retour me paraît possible. Samir Kassir, comme bien d’autres, avait compris cela longtemps avant. Comment faire autrement sinon ? Comment faire si l’on ne veut pas participer à l’addition des injustices, des meurtres et des violences ? Cette addition qui n’a eu de cesse, depuis un demi-siècle, de nous élever les uns contre les autres, sang contre sang, chair contre chair ? Comment faire pour résister ? Comment faire si l’on veut aller à l’encontre de soi ?
Wajdi Mouawad au Festival du Printemps de Samir Kassir