Longtemps j’ai résisté à installer un satellite sur le toit de l’immeuble car cela nécessitait une longue procédure auprès de la copropriété. Puis, depuis quelques années, il y a eu l’arrivée de la boîte magique (la ‘box’) qui intégrait Internet, le
téléphone et la télévision. Je remettais à chaque fois à une échéance prochaine, cette nouvelle avancée dans le monde de la communication car j’appréhendais de perdre mes repères et d’effectuer un saut dans l’inconnu.
Vivant depuis bientôt un quart de siècle dans le
même immeuble et occupant un même poste, j’avais construit ma vie patiemment,
connaissant mes difficultés à m’adapter aux nouveautés soudaines et aux
changements accélérés. J’ai toujours eu besoin avant le passage à l’acte, d’une
longue période de maturation, presque une hibernation. Autant je peux me révéler
rapide dans une spéculation abstraite, autant j’éprouve de la difficulté à agir de
manière immédiate sur les choses, surtout si cela suppose une modification de
mon cadre spatio-temporel, autrement dit un bouleversement de la rationalité. Je
suis un être de plis, de rituels et d’habitudes, et comme tout être obsessionnel, j’ai
besoin de la continuité rassurante au quotidien, pour soutenir mon action sur le
réel. Finalement, le passage impromptu d’un de mes frères à Paris m’obligea, sur
un malentendu et contre ma propre volonté, à contracter un abonnement. Soudain,
après plusieurs mois d’attente et de remises de date, à l’approche de Noël, et ne
pouvant revenir au Liban à cause des prix exorbitants des billets, je résolus de
prendre à l’essai le bouquet libanais ,qui regroupe 4 chaînes d’information (LBC,
FUTURE, NBN, New TV), une chaîne arabe musicale et une chaîne continue de
feuilletons.
Toutefois, je n’avais jamais imaginé l’impact que cela produirait sur ma vie. Dès
l’apparition de mes compatriotes sur l’écran, j’ai été saisi d’une émotion intense :
je n’étais plus à Paris, j’étais au Liban. Le monde extérieur s’était estompé. J’avais
beau fixer désespérément la Tour Montparnasse au loin, la statue de Gutenberg
dans la cour de l’immeuble classé sous-jacent et le clocher de St-Christophe-de-
Javel en face de ma fenêtre, je ne retrouvais plus les lieux car à l’intérieur de moimême,
j’étais à nouveau à Beyrouth, presque plus que les gens qui y vivent
réellement. Même si je m’y rends plusieurs fois par an, c’était la première fois que
j’étais à Beyrouth dans Paris. A travers le bouquet libanais, j’avais substitué au
quotidien parisien, le quotidien libanais. J’étais submergé d’une joie profonde car il
m’était si facile de comprendre les mots, les traits d’humour, de reconnaître les
accents, les visages si familiers, mais en même temps, très rapidement, j’ai été
saisi d’une inquiétude car je me coupais petit à petit, de ma réalité spatiotemporelle
parisienne. J’étais à l’heure de Beyrouth et les débats politiques et
sociétaux qui agitaient l’actualité en France, me devenaient soudain étrangers. Je
m’attendais presque à ce que les français, dans leur ensemble, partagent mes
préoccupations libanaises. Très rapidement, j’ai senti que ma réalité intérieure
primait sur ma réalité extérieure, que mon être profond je le portais en moi et
que, malgré toute cette distance dans le temps et l’espace, il suffisait qu’une petite
boîte me ramène à travers ses chaînes à Beyrouth pour que je m’identifie à
nouveau totalement, pieds et poings liés, à ce monde qui me possédait de
l’intérieur et contre lequel, toute la rationalité du monde ne pouvait rien.
Finalement, une patrie c’est une culture, une langue, une façon d’être, des codes,
des émotions qui nous relient pour toujours les uns aux autres. J’ai consulté les
autres options de la boîte, il y avait des bouquets pour toutes les cultures :
allemande, lusophone, africaine, chinoise, hispanique, anglaise, et d’autres encore
à n’en plus finir. Cette avancée technologique qui nous maintient en contact avec
notre culture d’origine et notre mère-patrie est en même temps une bénédiction –
car elle garde intacts nos liens émotionnels et culturels de notre enfance – mais
peut être nous éloigne ou nous rend plus difficiles d’en tisser et d’en intérioriser de
nouveaux.
Passées les fêtes de fin d’année, je crois que je vais résilier le bouquet libanais.
Bahjat Rizk