Grandeur et déclin des empires et des nations
Alors que la planète entière, dans une émotion unanime, faisait ses adieux
au héros Mandela, promoteur de la nation multiraciale arc-en-ciel, alors que
les luttes culturelles politiques se poursuivent de manière sanglante en
Syrie et en République centrafricaine, ou de manière pacifique en Ukraine,
le rapport sur l’intégration publié sur le site de Matignon a secoué le
paysage culturel politique français.
Il s’agit en fait de cinq rapports (276 pages en tout) rédigés par cinq
groupes de travail : connaissance et reconnaissance, faire société
commune, mobilités sociales, protection sociale et l’habitat facteur
d’intégration. Les propositions qui suscitent le plus de polémique touchent
les questions de voile à l’école, la langue arabe au collège et au lycée,
l’histoire des migrations dans les programmes, plus de justice dans les
prestations sociales, la mise en place de délit de harcèlement racial, un
musée des colonisations, la suppression de la condition de la nationalité
pour accéder à un emploi (à l’exception des emplois liés à la souveraineté
nationale) et la création d’une cour des comptes de l’égalité, distincte du
défenseur des droits (qui a remplacé la Halde, haute autorité de lutte contre
les discriminations et pour l’égalité).
Au-delà du détail et du contenu, la grande question qui demeure posée est
de savoir si en présence d’un pluralisme culturel (religieux, racial,
linguistique ou de moeurs), il est préférable, en matière d’intégration, de
reconnaître les différences culturelles, ou de les refouler voire les nier, au
profit d’un modèle d’identité culturelle déjà existant. Autrement dit s’il
s’agit pour former une société cohérente et pacifiée, d’imposer à tous un
modèle (celui de la majorité) ou de reconnaître les différentes minorités en
considérant qu’elles sont une source d’enrichissement et ne menacent pas
la cohésion sociale du modèle national. À cet égard, les pays d’immigration
en Occident avaient adopté jusqu’ici deux attitudes opposées, l’une basée
sur le modèle anglo-saxon, qui favorise jusqu’à une certaine limite les
communautés, et une autre se référant au système français, jacobin,
centralisé et qui nie à des fins d’intégration les différences culturelles. Les
deux modèles étant issus, à la base, d’une expérience géographique et
historique propre, qui les avait forgés et étant tous les deux, aujourd’hui,
dans l’impasse.
Tous les empires et toutes les nations dans l’histoire de l’humanité ont
oeuvré à s’étendre et à propager leur culture et ont fini, par être démantelés
de l’intérieur, par l’émergence de cultures minoritaires. Une culture
dominante va connaître une phase d’expansion et puis une phase de
fragilisation ou même de fragmentation, due à une inversion
démographique puis à une prise de pouvoir. Les paramètres identitaires
sont constants car anthropologiques, mais c’est le rapport de force entre les
groupes culturels qui peut varier ou même être bouleversé, en fonction de
nouvelles données de pouvoir démographique, militaire, économique et
politique. Parfois, ce renversement de situation est meurtrier et parfois il
s’effectue de manière pacifique. Toutefois, le rapport de force est toujours
là, de manière directe ou déguisée. Le rapport à l’autre est à la fois un
rapport idéalisé de don et un rapport idéologisé de domination.
Quelle est la meilleure manière de gérer pacifiquement un pluralisme
culturel ? Est-ce en reconnaissant les différences culturelles ou en les niant ?
Les paramètres culturels sont certes structurants mais aussi forcément
discriminatoires.
Il n’y a toujours pas de réponse définitive à cette question, si complexe, et
qui n’est toujours pas conceptualisée, mais des ébauches de solutions
ponctuelles, émanant de l’histoire de chaque société, des compromis et des
arrangements qu’elle trouve ou invente et la manière de concilier son unité
et ses particularités.
Ainsi, si nous affirmons trop les différences culturelles, nous risquons
rapidement de les instrumentaliser, de les idéologiser et d’enfermer les
individus dans des sous-groupes dont ils ne peuvent s’extraire et qui, à trop
vouloir préserver, finissent par se radicaliser. Et si nous nous réfugions
dans un universalisme humaniste, qui nie ces différences, nous risquons
d’être rapidement débordés et dépassés par des événements qu’on n’a su ni
voir ni prévoir.
Il faudrait dès le départ définir une plate-forme commune de valeurs
fondamentales, un cadre d’appartenance, qui concilie la diversité et l’unité.
Si ce cadre vient à manquer, l’entité ne pourra à terme que se fracturer.
Après le déclin des empires, celui des États-nations nous plonge dans une
profonde perplexité car nous n’avons toujours pas la formule adaptée et
pratique pour pouvoir les remplacer.
Bahjat RIZK