Les Juifs du Liban
Histoire très Abrégée des Juifs du Liban et d’ailleurs
Recueil d’histoires vraies
« … une communauté où le ridicule ne tue pas »
Me. Jean Jalkh
by Fred Anzarouth
Je dédie ce modeste ouvre à mon ami MINO qui m’avait dit un jour: » à quoi sert la mémoire des choses vécues si on ne la partage pas avec les autres ?…Voilà qui est fait, tout au moins pour la partie de sa mémoire qu’il a bien voulu partager.
Que son âme repose en paix
INTRODUCTION
En Septembre 1992 je reçus un appel de Rita Guindi (alias Azoury) me demandant d’aider sa fille Tania à documenter un projet scolaire sur la vie des immigrants dans leurs pays natal, plus particulièrement sur l’histoire de ses propres parents et de leur vie au Liban. J’acceptais volontiers, cette famille m’étant très sympathique. Nous nous sommes donc rencontrés I’aprés-midi du dimanche suivant, rue de Luceme, chez Esther et son mari, Benjamin Diwan, lui aussi bien placé pour apporter une contribution à ce travail
Nous étions installés à table devant un magnétophone, répondant tous deux aux questions de Tania, assise près de son père. Les résultats de cette enquête sont présentés ici sous une forme narrative, pas forcément chronologique, incluant sans distinction les interventions de Mino et les miennes. Quant à la jeune Tania, alors en grade 9 à la Bialik High school, elle présenta son travail sous k titre « Lebanon before & Now’ ou ‘The Jews in Lebanon » entreprise qui lui valut une note de 100% et une appréciation très positive.
Fred.
Janvier 1996.
Tania: qu’ est-ce que c’était, la ville de Beyrouth?
La ville Beyrouth, qui pendant très longtemps s’appelait Beryte, ou Beritus, date de la plus haute antiquité. Elle faisait partie de la Phénicie, dont la capitale Tyr et sa grande ville dont sont mentionnées dans la Bible et dans les écrits les plus anciens. Beyrouth était une toute petite bourgade qui se développa durant les multiples invasions; on compte plus de 19 civilisations qui y implantèrent leurs cultures. Pendant les quelques siècles de l’occupation romaine, Béryte était devenue une ville universitaire, où l’on enseignait surtout la loi romaine, alors que de nombreuses personnalités de l’Empire venaient accomplir leurs études. Lors de la destruction du Second Temple de Jérusalem, Beryte était devenue une ville de transit pour les nombreux captifs juifs ramenés de Judée. À l’emplacement de l’actuel Wadi Abou Jamil (la vallée de Jamil), se trouvait une arène comprenant une grande piscine. Les jours de cirque, on versait de l’huile à la surface de l’eau et, après y avoir mis le feu, on obligeait les captifs juifs à traverser les flammes. Ceux qui avaient la chance de s’en sortir vivants étaient graciés. C’était l’époque de la Grande civilisation romaine. Au temps des phéniciens, Béryte avait compté des habitants juifs. Le roi Salomon, qui entretenait des relations commerciales avec les Phéniciens, y achetait du bois des Cèdres pour la construction de son Temple. On sait aussi que des Juifs accompagnaient les marins phéniciens dans leurs randonnées maritimes et participaient à la fondation de leurs comptoirs et de leurs colonies, à Marseille, à Carthage, en Sicile et à Cartagena en Espagne. Au cours des siècles, le pays tout entier a connu de nombreuses invasions, telles celles des Hittites, des Grecs, des Romains et des Perses, celles de Gengis Khan à Tamerlan, des tribus turkmènes et des Seldjuks, celles des Croisés et des Mamelouks et, à deux reprises, celle des Français Tous ces conquérants ont laissé des traces de leur passage, sous forme de monuments ou de stèles gravées dont la plupart sont situées à Nahr el Kalb, le (fleuve du chien). Parmi celles-ci, Il existe même une plaque laissée par les troupes de Napoléon lIl, en 1870 Sur la présence des Juifs à Beyrouth pendant les dix-huit siècles qui ont succédé la destruction du Temple de Jérusalem, nous avons peu d’informations, hormis quelques mentions éparses dans des ouvrages spécialisés. Nous savons que des Juifs vivaient sur la terre que l’on appelle aujourd’hui le Liban. La plupart d’entre eux habitaient la ville de Saida, ou Sidon, dont la famille Diwan est originaire. Certaines sources affirment qu’ iI y a toujours eu des Juifs dans cette ville, considérée comme faisant partie de la Terre Sainte par les pèlerins juifs. Il existe d’ailleurs, à Sojod, dans les environs de Saida, une tombe abritant le corps cl un prophète mineur du nom de Tsefania, qui est devenue un lieu de pèlerinage aussi bien pour les Juifs que pour les Musulmans chi’ites. Un autre tombeau, celui de Zébouloun se trouve dans la banlieue de Saida et jouit de la même vénération. Les Juifs vivaient aussi à Damas et à Alep, villes où leur présence remonte, pour Damas, à l’époque de Jésus Christ et pour Alep à celle du roi Salomon. On trouve d’ailleurs, à Alep, sur une colline artificielle surplombée d’une antique citadelle, un siège taillé dans la pierre et gravé du Sceau de David (Maghen David). Absents de Beyrouth à cette époque, les Juifs y étaient encore très peu nombreux au XlXe siècle, leur nombre se limitant alors à deux ou trois cents personnes, venues d’Europe (d’Italie, de France ou d’Autriche, par exemple) pour y faire du commerce. Pour les Juifs (autochtones), les sidonais, les damascènes et les alépins, Beyrouth ne constituait pas une ville de premier choix puisque le port de Beyrouth ne jouait qu’un rôle secondaire par rapport à ceux de Saida et de Tripoli, où se traitaient toutes les transactions commerciales importantes, et que la sécurité dans la ville se trouvait souvent menacée par de continuels conflits armés. C’est à Saida, qui possédait le port le plus imposant à l’époque, que la communauté juive a vécu le plus longtemps. C’est ainsi que l’on retrouve, dans le quartier juif de Saida, des édifices dont le style de construction en voûtes rappelle les quartiers juifs de Damas qui datent de l’époque biblique. Durant le XlXe siècle, Beyrouth abritait donc des Juifs étrangers, en plus de quelques familles autochtones qu’on identifiait, en plaisantant sous les noms de Hana, Dana et Mana. Des relevés statistiques qui seront suivis plus loin par une description de la vie des Juifs à Beyrouth nous donnent des informations sur les rapports numériques entre les différents groupes confessionnels dans cette ville. Parmi ces relevés, mentionnons ceux parus dans une « Histoire du Liban » du Bâtonnier Douayhi, plus particulièrement le relevé de Ghys, le consul de France, qui répartit la population beyrouthine des environs de 1830 comme suit:
Musulmans 7. 000
Maronites et Catholiques 3. 500
Orthodoxes 4. 000
Juifs 200
Européens 400
On ne sait pas si ces Européens comprenaient aussi des Juifs, le terme de « franj » pouvant s’appliquer aussi bien aux uns qu’aux autres.
Un peu plus ‘n, le même Ghys précise que les 24 districts de la Montagne libanaise comptaient une population de 193.835 habitants répartis de la façon suivante:
Chrétiens 135. 050
Druzes 26. 445
Musulmans 8. 775
Métoualis (chi’a) 5. 395
Juifs 290
Hormis la ville autonome de Beyrouth, ces 24 districts abritaient la population de la montagne, ainsi que celle de Saida, de Bet-Eddine et de Deir El Kamar, où vivaient des Juifs libanais. Au sujet de la cohabitation entre les différentes confessions au Liban, le Bâtonnier Douayhi rapporte :… « en Octobre 1’40, lors d’un recensement pour la perception d’impôts (dans ce cas-ci il s’agissait de l’impôt dit de capitation), /es contribuables furent divisés en dix catégories, établies en fonction des diverses capacités de paiement de la population. À Beyrouth, où les mineurs, les infirmes et les serviteurs du culte étant exemptés, cet impôts s’élevait à 90 piastres par personne ‘,
Alors qu’en 1840, le nombre des contribuables n’était que de 38.000 personnes, vers la fin du régime égyptien, il avait atteint les 110.000 personnes, que l’on avait réparties comme suit:
Maronites 77. 589
Druzes 18.321
Grecs orthodoxes 8.029
Sunnites 2. 917
chi’ites 2. 311
Juifs 575
Tziganes 365
Ainsi, en 1840, Beyrouth comptait, pour fins d’impôts, 575 Juifs, soit .0052% de la population. Nous ne savons pas si ces chiffres comprend la totalité de la communauté, incluant les femmes, les enfants et les infirmes, ou s’il désigne seulement les chefs de familles. Mentionnons enfin une dernière étude statistique, établie lors du recensement de 1951, qui révèle qu’à cette date, le Liban comptait une population de 1.300.000 personnes. De ce chiffre sont toutefois exclus les juifs syriens qui s’étaient réfugiés à Beyrouth après les événements de 1948, et que l’on avait même menacés de refoulement vers la Syrie, heureusement sans s’exécuter. Voici le décompte de ce recensement:
Maronites 377. 600
Sunnites 271. 700
Chi’ites 237.100
Grecs orthodoxes 130. 900
Druzes 82.000
Grecs-catholiques 81. 800
Arméniens-orthodoxes 67.200
Arméniens-catholiques 14. 200
Protestants 12. 700
Juifs 6. 000
Syriens-catholiques 5. 900
Syriens-orthodoxes 4. 600
Chaldéens 1. 400
Divers 6. 700
Comme on peut le constater par le diagramme ci-joint, la population juive du Liban comptait entre 1 et 3% de la population totale et ce n’est qu’à partir des années 1960 que ces chiffres vont diminuer, I’ exode des Juifs libanais ayant commencé à cette époque, pour perdurer jusqu’à la disparition complète des Juifs du Liban. Ainsi, au Liban, le nombre Juifs par 1, 000 habitants variait selon les années:
1933 200 0.01324503
1938 290 0.0096667
1840 575 0.00522727
1951 6000 0.004615381
Métiers ?
Parmi les métiers exercés par les Juifs autochtones, les plus répandus étaient l’artisanat et, dans une moindre mesure, le commerce.
A l’est de Wadfi Abou Jamil se trouvait, à Bab-Edriss, une petite colline rocheuse percée de sa base jusqu’à son sommet d’un grand nombre de grottes creusées à même le roc, qui servaient d’habitations et de lieu de travail à de nombreuses familles juives qui y pratiquaient le métier de cardeurs.
Cela formait tout un quartier qu’on appelait le Souk el Menajedfin (de Menaged, cardeur), et il semble que ce métier était une spécialité exclusive des Juifs.
Nous n’avons aucune modification quant aux circonstances qui ont amené ces Juifs à adopter ce genre d’habitat unique en son genre; ce que l’on sait c’est que graduellement ces familles abandonnèrent d’abord le quartier, pour aller s’établir un peu plus à l’ouest dans ce qui est devenu le quartier juif, puis le métier même pour aller vers d’autres champs d’activités, notamment les textiles.
Vers le tournant du siècle dernier, une communauté parallèle de Juifs aschkénazes qui transitait vers la Terre Sainte décida de s’établir à Beyrouth, le lieu leur ayant paru comme agréable et prometteur. Cette communauté ashkénaze s’était organisée efficacement sous la présidence d’un Dr. Albert, un pharmacien d’origine probablement allemande (il s’exprimait aussi en yiddish). Parmi ces familles aschkénazes (dont nous avons établi une liste de 200 familles, malheureusement égarée aujourd’hui), figuraient les Rogovsky, les Lerner, les Bernstein, les Tesler, les Toyster, les Krouk, les Doubin, les Margolis et les Katz. Ces familles vivaient dans un cadre social organisé sur le modèle des communautés juives d’Europe et d’Amérique, avec une panoplie de services communautaires, une synagogue et un club.
À la fin de la 1ere Guerre mondiale, les choses commencèrent à changer. En effet, à partir du moment où la Syrie fut détachée de la Turquie, un nombre important de Juifs syriens entama un exode vers l’Égypte et les Amériques. Beyrouth étant leur seule voie de sortie, de nombreux damascènes finirent par s’y établir alors que parmi les Juifs alépins en transit à Beyrouth, peu sont restés, la plus part s’étant installés à New York et en Amérique latine. Il est inutile d’évoquer la géopolitique de ces migrations, étant donné que ce qui nous intéresse particulièrement c’est afflux considérable des Juifs de Syrie, d’Iraq et d’ailleurs. Mentionnons quand même que les Juifs de Turquie, de Grèce et d’Europe orientale affluèrent aussi en grand nombre, ceux-là se dirigeant vers Eretz Israël où ils se sont installés. Ainsi, dans les années 1950, on pouvait compter près de 200 familles venues d’Istamboul, de Smyrne, de Salonique, de Sofia et de Belgrade (on les appelait les Espagnols car entre eux ils parlaient l’espagnolo, (à ne pas confondre avec le ladino), ainsi qu’un grand nombre d’aschkénazes se dirigeant aussi vers Israël.
Au milieu du XlXe siècle, I’Émir Bachir Chéhab, qui était établi dans son fief familial de Deir e’kamar, (k Monastère de la Lune) gouvernait une partie du Liban au nom de l’Empire ottoman qui régnait sur toute la région. L’Émir Bachir tentait de faire régner la paix et la prospérité au Liban, en maintenant équilibre et neutralité vis-à-vis des différentes factions chrétiennes, druzes et musulmanes. Il aurait même, dit-on, fait pendre deux soldats qui se disputaient bruyamment au sujet de ses propres origines confessionnelles, afin de montrer son impartialité par rapport à toutes les religions. Les Juifs de Deir el Kamar, très reconnaissants de la protection que leur accordait Bachir, lui avaient offert, à vie, un demi-escadron de cavalerie, I’équivalent de 100 chevaux, en plus de l’équipement, de l’habillement et de la solde de 100 cavaliers. Ce présent représentait une somme considérable pour l’époque, ce qui permet de juger de l’affluence des Juifs en ce lieu, même si les cavaliers appartenant à l’unité qu’on appelait le « demi bataillon juif » n’étant étaient pas juifs eux-mêmes. Cette principauté, ou Émirat, n’a pas duré très longtemps mais on peut toujours voir la belle synagogue de Beit-Eddfine qui a été conservée comme monument historique. Les Juifs de la région vécurent tant bien que mal jusqu’à la 1 iere Guerre mondiale, époque à laquelle tout ce monde émigra, vers Saida d’abord, puis vers Beyrouth et les Amériques. Les membres des familles juives qui sont demeurées à Beyrouth, parmi lesquelles les Zeitouné, les Khabié, les Diwan, les Hadid, les Nigri, les Baleciano ou les Darwiche, se considéraient comme des citoyens à part, proclamant fièrement: « nous sommes des « Diarnés’ ou des `’Sidanais comme on dirait des « pure laine » au Québec.
Lorsque les Juifs de Damas affluèrent à leur tour, un certain nombre d’entre eux s’est tout de suite imposé. Grâce à leur éducation, à leur expérience et à leur fortune, ils ont été en mesure d’occuper une place de choix au niveau social, créant un Conseil communal fortement inspiré du modèle ashkénaze qui les avait précédé. Parmi les Juifs qui formaient cette élite damascène, les Elia, les Saadia, les Farhi, les Helouani, les Lagnado et les Attieh se distinguaient par rapport aux autres immigrants de la même origine, qui, pour le moins que l’on puisse dire, n’étaient pas plus évolués que leurs congénères de Wadi Abou Jamil. Vers les 1920, un juif aisé venant des Indes, un célèbre M. Sasson, avait décidé de faire ériger, pour la communauté juive de Beyrouth, une synagogue digne de ce nom. Il semble que l’argent qu’il avait fourni n’était pas suffisant puisque l’édifice ne s’éleva pas plus de quelques mètres et fut abandonné. Vers les 1925, un des représentants de M. Sasson revint à la charge et fournit l’argent nécessaire pour terminer la construction d’une des plus belles synagogues du Moyen-Orient, la Maghen Abraham. Cette synagogue existe encore aujourd’hui, quoique dans un état fortement délabré, ayant été saccagée et pillée de tout son contenu par les belligérants de la guerre du Liban (1975-1990).
Après la 1ère guerre mondiale, la population juive du Liban avait considérablement augmenté. La jeune République libanaise en avait d’ailleurs tenu compte dans son processus démocratique, octroyant à toutes les communautés l’égalité des droits et des obligations, ainsi que la pleine autonomie sur leurs affaires sociales. Ainsi, à ce titre, une ordonnance du Rabbinat avait force de loi sur la communauté juive.
Cependant, le Grand Rabbin n’était que le chef spirituel de la Communauté, I’ autorité réelle étant aux mains du Conseil. Celui-ci était doté d’une hiérarchie très structurée, comprenant un président, un trésorier, un secrétaire et des membres de commissions qui avaient tous été élus démocratiquement par la population et fonctionnaient à merveille. Précisons toutefois que le Conseil était toujours composé de ces mêmes damascènes qui, bien qu’étant élus démocratiquement par bulletin de liste, avaient fini par se relayer au pouvoir, comme dans un jeu de chaises musicales, sans laisser l’opportunité à une opposition minoritaire de faire ses preuves. Cela fit, il faut quand même leur rendre justice, étant donné qu’ils s’acquittaient admirablement bien de leurs mandats. Ils avaient créé des services sociaux hors pair pour la communauté juive, en vue de répondre aux besoins des nécessiteux, nombreux à certaines époques de crise économique. Parmi ces missions, mentionnons d’abord la « Bikkour Holim », la visite aux malades de la communauté à faible revenu. En plus de la clinique médicale qui fonctionnait au local du siège de la Communauté (Dr. Evelyne Choua), le Conseil payait, en permanence, six lits d’hôpitaux prêts à recevoir des malades à tout moment et sans restriction de durée de séjour. Deux de ces lits étaient situés à l’Hôpital américain, deux autres à l’Hôpital St. Georges (grec-orthodoxe), et enfin les deux derniers étaient à l’Hôpital Saint-Elie, près de Wadi Abou Jamil. Ce service était entièrement conduit dans l’anonymat le plus absolu, les noms des bénéficiaires n’étant jamais divulgués, comme c’était le cas pour tous les autres services d’aide. Une autre organisation, le « Matane Ba-seter’, ou l’aide discrète, s’adressait principalement aux nécessiteux en difficulté financière telle qu’ils risquaient parfois le déshonneur. Ces bénéficiaires, à qui l’on ne pouvait donner que de petites sommes, qui étaient toutefois toujours les bienvenues, étaient conseillés et aidés financièrement, sans que jamais personne ne soit au courant. Même si, quelques fois, ces bénéficiaires n’étaient pas en mesure de rembourser l’aide reçue, personne ne posaient des questions indiscrètes et les préposes de cet organisme gardaient le secret le plus absolu, y allant parfois de leur propre Poche..
Une autre organisation, très importante, la »Goutte de lait », était tenue et financée entièrement par les dames de la haute société. Elle avait pour but d’apporter un complément alimentaire à 200 ou 250 élevés de l’école Talmoud Torah située dans le complexe communautaire de Maghen Abraham. Ces dames venaient à l’école personnellement, tôt le matin, pour servir un petit déjeuner composé d’un pain chaud, d’un verre de lait, d’un oeuf dur ou de céréales. À midi, elles servaient un repas chaud, complet. Cette oeuvre a fonctionné pendant assez longtemps puisque certaines dames prenaient la relève de leurs mères. 11 y avait aussi l’oeuvre de « Malbiche Aroumim »‘ soit, littéralement, « I’ habillement des dénudés » dont l’action consistait à distribuer, toujours dans l’anonymat, des vêtements à ceux qui n’avaient pas les moyens de s’en acheter. Une autre organisation dont le nom exact nous échappe, probablement la « Ezrat betoulot »‘ (l’aide aux jeunes filles ?) s’occupait des jeunes filles qui, sur le point de se marier, n’avaient pas les moyens de se constituer un trousseau ou une robe de mariée. Les parents de ces jeunes filles s’adressaient donc discrètement à la communauté qui procurait un modeste nécessaire, parfois même à l’insu de la mariée. Ajoutons que toutes ces activités n’ont pas été créées en même temps car elles se développaient en fonction des nécessités du moment.. Ces services d’aide sociale furent d’ailleurs tous abandonnés plus tard, faute de preneurs, I’état de fortune des gens s’étant amélioré de façon considérable, ce qui, par ailleurs, explique les sommes importantes laissées par les responsables du Conseil communautaire, vers la fin de son existence beyrouthine. Au niveau social, la communauté s’occupait beaucoup de la jeunesse. Nous avons connu des clubs de jeunesse qui se sont succédés, mais qui n’ont pas duré longtemps. C’était le cas de l’U.J.J, l’Union de la jeunesse juive, qui apparaissait, puis disparaissait sporadiquement, faute de membres « compatibles ». Vers 1924, quelques jeunes gens avaient créé un club sportif sioniste, la Maccabi, qui formait des équipes de football et autres sports, en plus d’une fanfare de 20 cuivres, qui jouait à des mariages ou autres occasions sociales ou officielles. Ce mouvement a perduré un moment, pour être finalement remplacé, dans les années 1940, par une organisation du même nom, mais de forme différente. Celle-ci était inspirée d’une organisation homonyme, siégeant en Israël et dans la diaspora, et qui était .’conseillée.’ par des moniteurs délégués par la Maccabi d’Israël, sous la dynamique direction de Ezra Farhi. Il y avait aussi les scouts, les Éclaireurs israélites du Liban, longtemps diriges par feu Isaac Sidi Del Bourgo, Moise Mann et M. Abouhab. Pendant les années de guerre, des membres des volontaires juifs de l’armée anglaise stationnés à Beyrouth ont contribué à la création d’un certain nombre de groupuscules représentant les diverses factions politiques d’Israël, tels que la Mapai, la Shomer Hatsair et d’autres. Ces groupes, dont l’existence était généralement de courte durée, ont quand même grandement contribué à la migration vers Israël, par la Aliya, quand le moment du grand départ fut venu. Cependant, i.e. plus clair de l’aide de la communauté allait vers la Maccabi qui groupait plus de 250 membres de tous âges, et vers les Éclaireurs dont les membres étaient presque aussi nombreux Ces deux organisations de jeunes se réunissaient derrière la Synagogue, à l’école Talmoud Torah dont l’immense préau avait été aménagé en plusieurs locaux, assez vastes pour les recevoir tous. Un stade sportif (football, basket-ball et autres disciplines), avait été aménagé sur le grand terrain qui se trouvait à l’ouest de la synagogue. Plus tard, lors de l’avènement de l’État d’Israël, la Maccabi fut dissoute par les autorités Libanaises, tout le programme fut abandonné, n’ayant plus sa raison d’être et la Maccabi se transforma en club de jeunesse, qui dura jusqu’au départ de tous ses membres.
En ce qui concerne la survie financière de toutes les activités communautaires, qui occasionnaient des dépenses considérables, le Conseil avait plusieurs sources de revenu dont la rentabilité a permis la récolte de fonds d’une façon continue.
Mis de côté les revenus des trois principales synagogues, soit celles de Maghen Abraham, de Aley et de Bhamdoun, sur lesquelles nous reviendrons plus loin, ces activités bénéficiaient des revenus de la « Arikha » une taxe de capitation communautaire que tous les hommes en âge adulte devaient payer annuellement. À l’instar de l’ancienne taxe ottomane, la « Arikha » était imposée sur la base des possibilités de chacun; elle s’élevait à un montant variant entre 20 et 1.000 livres, ou davantage, selon l’estimation d’un comité spécial. Cette taxe touchait toutes les démarches formelles et quiconque ayant besoin d’un papier de mariage, de divorce, de naissance, décès ou autre devait la payer. Cependant, le gros du revenu de la Communauté venait des synagogues et était collecté, soit lors d’une « alya » à la Tora, soit durant les services des grandes fêtes. À ces dons effectués par les fidèles, il faut ajouter les biens laissés par les personnes décédées sans héritiers et qui, en vertu de la loi musulmane des .’Wakfs », applicable à toutes les religions, revenaient de droit à la Communauté.
Les fidèles étant généreux, I’argent ainsi collecté suffisait à tous les besoins de la Communauté; le même phénomène se produisait d’ailleurs dans les huit ou neuf autres synagogues, où les collectes étaient uniquement réservées aux besoins d’entretien des locaux et à quelques oeuvres de charité. En plus de la synagogue Maghen Abraham, la Communauté avait bâti, en 1950, une très belle synagogue moderne dans le village de Bhamdoun où les Juifs passaient leurs étés. En cela, elle suivait les traces d’un certain Ezra Anzarouth, d’Alexandrie, qui avait fait construire, en 1895, dans un village voisin, Aley, une synagogue à la mesure de la population d’alors et qui, malgré sa vétusté et ses dimensions exiguës a servi jusqu’au jour du grand départ. À Beyrouth, chaque groupe y allait de son petit »midrache »; il y avait la synagogue des Damascains, celle des Alépins puis celle des Espagnols Israélite, qui était plutôt vaste, et une dernière sur la rue Georges Picot, dont le nom ne nous revient pas, de même que celle des Ashkénazes.. En guise de rabbins il y avait eu le Grand Rabbin Bahbout, issu de la grande Yéshiva de Rhodes, qui, à sa mort, fut remplacé par le rabbin Lichtmann, un aschkénaze plein d’érudition qui avait rédigé plusieurs traités talmudiques et qui fut lui-même remplacé par le rabbin Schrem, d’Alep. Les synagogues n’avaient que des officiants (hazzanim), Beyrouth n’ayant jamais eu de Yéshivot comme à Alep.
N’oublions cependant pas d’évoquer le souvenir du Hakham Eliahou Khabié, un homme populaire et vénérable qui, outre d’avoir enseigné la religion à de nombreuses générations d’élèves de l’Alliance, était aussi le Chohet officiel des abattoirs de Beyrouth et de Aley, en même temps que le chohet des kapparot de Kippour. En dernier lieu mentionnons le rabbin Braun de Saida qui jouissait d’une grand notoriété. Quant aux Juifs qui passaient leurs étés ailleurs qu’à Aley ou à Bhamdoun, ils aménageaient une maison en location pour l’été et s’en servaient comme synagogue.
Tania: La vie sociale ?
Nous avons mentionné les »Mènajdines » », qui formaient un groupe à grande visibilité, mais il y avait aussi une foule d’autres métiers et de petits commerces qui assuraient la subsistance de cette petite population. Mentionnons par exemple les »colporteurs’, qui sillonnaient des localités diverses, portant sur leurs dos un gros baluchon contenant des tissus, de la dentelle ou du linge et qui vendaient leur marchandise , de porte à porte, dont la criée en mélopées devenues populaires. Un certain nombre pratiquaient la vente à l’étal dans les souks’, où ils débitaient des tissus »au pic’ (bil draa’, à la verge).
Les Juifs exerçaient aussi d’autres métiers; mentionnons à titre d’exemple, I’existence de l’hôtel pension Tel-Aviv, tenu par Youssef Parienté-Cohen-Safad, ainsi que celle d’une autre pension tenue par un M. Srour, sur l’avenue des Français, puis la pension Safir Malgré le (fait que le niveau d’éducation n’était pas très élevé, I’ école de l’ Alliance n ayant ouvert ses ‘portes assez tard et l’école étant en général considérée comme un luxe superflu, quelques uns des fils de cette communauté devinrent médecins, comme c’est le cas des docteurs Chams, Attieh et Bencoil; pharmaciens, comme Joseph Farhi; avocats, comme Me. Selim Harari; journalistes, comme Toufic Mizrahi, et même Commandant de la police, comme ce fut le cas de [intrépide Elie Bassal. Ces personnages ont commencé à exercer leurs profession au début des années 1920, ce qui suppose qu’ils ont effectué des études élémentaires, secondaires et universitaires, dès la fin du siècle dernier. Celles-ci étaient généralement effectuées à l’Université Saint Joseph des Jésuites qui comptait des facultés de droit, de médecine et de pharmacie, ou encore, à l’école d’ingénieurs ou bien à l’Université américaine, après une formation élémentaire et secondaire au Collège des Frères maristes ou, plus tard, au Lycée français de Beyrouth, une mission laïque française. Notons cependant que ces professionnels ne représentaient pas la majorité de la population juive beyrouthine, dont l’éducation pouvait parfois demeurer à un niveau minimal.
De ce fait témoignent les rapports entre les Juifs locaux et les membres de la population aschkénaze, puis ceux de la population damascaine, dont certains s’érigèrent tout de suite en « société distincte », justifiée par leurs moyens financiers ou par leur éducation et leur expérience.
Entre ces groupes, un fossé se creusa rapidement. Il se forma alors au moins deux ou trois couches: celle comprenant les Juifs francisés ( qui s’exprimaient entre eux en français), ce qui était un signe de supériorité, parce que cela ouvrait la porte au progrès et à la prospérité, puis les couches disons plus ou moins « arriérée » parce que s’exprimant en arabe et en un arabe traînard, mélangé d’accent du quartier juif de Damas, une sorte de dialecte que les Libanais avaient peine à comprendre. On était persuadé que l’éducation et la culture occidentale donnaient un prestige et un avantage économique à ceux qui se considéraient comme l’élite, mais le fossé n’était pas uniquement dû à cela. C’était plutôt à cause d’un mode de vie différent qu’il est difficile de comprendre e de nos jours où presque tout bénéficie l’Occident avec sa culture, son art, sa littérature et son histoire, ce genre de culture totalement ignorée par le reste de la population.
Il est intéressant de noter que le même phénomène s’était produit dans la communauté chrétienne et à un degré moindre chez les Musulmans.
Ajoutons, à notre honte collective, que certains membres de cette société traitaient les autres de Charachih ou de Morichros, de Moros ou Maures, terme utilisé par les Juifs nord-africains et les espagnols séfarades des Balkans, signifiant « gens vulgaires. » Ce qui est remarquable, c’est que nul ne semblait s’offusquer d’un tel ostracisme, puisqu’a tous les niveaux les barrières étaient posées par une phrase prononcée par tous yalli mitlina, taou leina ! qui veut dire: » …ceux qui sont comme nous viennent à nous… »
Mais cet état de choses a fini par évoluer dans le sens qu’à fur et à mesure que le temps passait l’éducation gagnait du terrain, très lentement, il faut le dire, jusqu’au temps où ce n’était plus le privilège d’une minorité. Il en est resté quand même des traces puisqu’il y a toujours parmi nous des gens qui se glorifient d’avoir très peu fréquenté L’école.
La fondation d’une branche de l’Alliance israélite française à Beyrouth a joué un rôle indéniable: elle a contribué à la création d’un décalage d’un genre différent. Cette école a transformé une large tranche de la jeunesse en autant de petits Français avec l’étude et [usage obligatoire de la langue française. Nos ancêtres étaient devenus les Gaulois et le centre du monde était Paris. Mais cela a peut-être contribué à l’explosion culturelle des Juifs de Beyrouth: une floraison de petits génies en math, littérature, art, ou en disciplines diverses, des ingénieurs, médecins, avocats, dentistes, économes, etc…… en grand nombre, avec hélas, peu de débouchés; mais le commerce et les entreprises commerciales et industrielles ont pris aussi un essor considérable. L’Alliance, en fait, n’a été qu’un catalyste, puisque les études s’y arrêtaient à la classe de seconde: pour continuer les études soit chez les frères ou à l’université Américaine, ou bien à l’étranger Cette ruée vers l’éducation a eu comme résultat le dépeuplement graduel de la communauté puisque ne trouvant pas de débouchés, nos diplômés en étaient réduits à émigrer, à la recherche d’une situation meilleure, ce qui explique que pendant une cinquantaine d’années la population est restée sans augmentation proportionnelle à sa démographie. Cette tendance à émigrer ne se manifestait pas uniquement chez les Juifs: les Chrétiens aussi quittaient le pays en grands nombres à la recherche d’une vie meilleure. En 1951, lorsque la population totale était de 1.350.000 âmes, il y avait plus de deux millions d’émigrés libanais en Amérique . Le même Pierre Gemayel qui voulait freiner le départ des Juifs avait proposé de faire participer les émigrés libanais aux prochaines élections….
Lors de la guerre de 1939-1945, beaucoup de gens s’enrichirent, y compris les Juifs et à la fin de conflit mondial naquit I’ État d’Israël (1948), qui vit l’exode massif des Juifs de Syrie, surtout ceux d’Alep, provoqué par l’explosion d’un violent antisionisme, avec émeutes et pillages et incendies (la grande synagogue d’Alep, vieille de deux milles ans). À Beyrouth, les relations entre Juifs et Arabes se sont complètement détériorés: jusque-là nous avions été à plus ou moins tolérés, nous étions maintenant franchement culpabilisés, d’abord par les Musulmans, qui avaient plus ou moins des raisons nationalistes, puis encore plus par les Chrétiens, lesquels, à part les raisons religieuses, voyaient d’un très mauvais oeil l’implantation d’une force économique présumée toute puissante . Eux qui étaient les financiers et les banquiers du monde arabe risquaient d’être supplantés par un état juif.
Ils étaient les plus intransigeants et cela ne manquait pas de se répercuter sur leurs relations avec les Juifs de leur pays. 11 n’y a presque jamais de violence, même verbale, et comme le pays vivait depuis toujours sous une hypocrisie collective, les sentiments se manifestaient en triangle: lorsqu’un Chrétien s’adressait à un Musulman c’était sur le juif que se déversait leur hargne, et lorsque l’interlocuteur était Juif, c’était le Musulman qui en faisait les frais et la même chose se répétait entre Juifs et Musulmans…
Mentionnons cependant qu’à deux reprises il y eut à craindre une attaque du quartier juif; la première, lorsqu’à l’annonce du partage de la Palestine une horde de forcenés musulmans se dirigea vers le quartier juif et fut repoussé par la police, la seconde à la création de l’État d’Israël il y eut, suite au recrutement de volontaires pour combattre Israël, des rumeurs d’attaques, mais rien ne se passa. A ces deux occasions on avait formé une sorte de milice non armée qui avait la charge de garder le périmètre du quartier et d’alerter la police en cas d’attaque. Heureusement cela s’est seulement soldé par la peur.
A ce moment de leur histoire les Juifs de Beyrouth ont commencé à se sentir mal à l’aise; les nombreux Juifs d’Alep commençaient déjà à s’en aller vers d’autres horizons et leurs coreligionnaires du heu commencèrent à suivre leur modèle. Ce mouvement avait commencé bien avant cette période, surtout par les aschkénazes qui devenaient de plus en plus rares, puis par les jeunes, qui étaient attirés d’abord par le ‘ »boom » économique d’Israël’, ensuite par idéal sioniste, insufflé par les nombreux ‘ »chilihim » » des années de guerre. Le flux s’accélérait, et les destinations étaient très diverses: entre 1951 et 1968 des 6.000 Juifs de Beyrouth il ne restait plus qu’un millier. Les destinations: Israël, l’ Amérique latine, I’Amérique du nord, la France, Italie, etc.. Cette vague t d’émigration massive parait naturel, analysé après coup. A moins d’avoir deviné l’avenir, ces Juifs n’avaient pas encore des raisons impérieuses de quitter un pays où ils avaient quand même vécu heureux. La panique provoquée par la guerre israelo arabe de 1967 a probablement joué un rôle important f.. Après tout, ils jouissaient de toutes les libertés, presque sans contraintes visibles. Ils étaient libre de pratiquer en toute quiétude toutes sortes de métiers et certains d’entre eux étaient assez devenus riches, sans jamais atteindre les grandes fortunes; on peut parler de Aref Totah, sous toutes réserves, qui n’a jamais approché de près ou de loin l’ordre de fortune d’un Bronfman ou d’un Steinberg. Il y a avait bien les Safra, les Sutton, les Zalkha, les Darwiches (Juifs syriens et irakiens) et quelques autres, qui en tous cas ne pouvaient soutenir aucune comparaison avec les fortunes Chrétiennes ou Musulmanes, telles que les Arida et les Esseily ,etc.. ce qui veut dire qu’il n’y avait rien pour attiser la convoitise des autres. On peut ajouter aussi que très peu de gens briguaient un emploi salarié, préférant toujours soit un métier libéral soit partir en affaires, créant une petite entreprise, le plus souvent familiale.
Quant à la contribution des Juifs à l’économie du pays on peut dire qu’elle était de peu d’envergure, c’est à dire que leur départ ne s’est pas ressenti comme l’avait craint Pierre Gémayel, chef des Phalanges libanaises. Ce dernier étant devenu ministre de l’Intérieur, avait donné des instructions pour minimiser l’octroi de passeport aux juifs. Lorsqu’une délégation lui en demanda la raison il répondit que l’exode des Juifs pouvait occasionner une crise économique: il ne savait pas vraiment de quoi il parlait et se rendit bientôt à l’évidence et rapporta les mesures restrictives. Pour ce qui est de la taxation, jusqu’à une époque très tardive les impôts étaient ridiculement peu élevés et se limitaient au « temettu » ottoman, une taxe uniforme par chef d’entreprise quelle que fut son revenu. Donc aucune contribution fiscale importante, vu le nombre négligeable des contribuables juifs.
Au point de vue de l’apport culturel au pays, il était nul, aucun Juif n’ayant vraiment effectué des études complètes en arabe pour pouvoir s’intégrer dans le milieu culturel, le seul journal publié par un Juif, le Commerce du Levant de Toufic Mizrahi étant rédigé en langue française. Pour répondre à votre question: non, les Juifs du Liban n’étaient pas impliqués dans la vie politique du pays; ils étaient trop peu nombreux et n’avaient aucune ambition politique. ils étaient représentés au Parlement libanais par un député des minorités, avec les protestants, les kurdes et les autres groupes minoritaires. Quelques jeunes gens juifs s’étaient enrôlés dans les rangs des Kataeb (Phalanges), pour la forme, pour justifier la »protection » dont ces derniers aimaient se vanter. En fait de protection Ils étaient presque intervenus une seule fois lorsque la police découvrit une petite cache d’armes appartenant aux Kataeb au domicile d’un Moise Kamhine, qui en fin de compte fut sauvé par l’intervention des francs-maçons. On n’avait vraiment pas besoin de protection, n’ayant n’en à pour notre sécurité, les forces de l’ordre étant efficaces, et la seule liberté dont nous avions réellement besoin était celle du culte et de la religion, (et du commerce…) qui nous étaient généreusement accordées de facto et de jure par la Constitution, le Gouvernement libanais chômait à certaines fêtes juives, en plus d’envoyer une délégation à la Communauté pour formuler ses voeux à ces occasions. Quant à la liberté de parole, elle était universelle et tous les groupes en jouissaient sans réserve aucune.
C’est à ce titre que pendant plusieurs années un groupe d’intellectuels présidé par Jacques Stambouli et Désiré Laniado avait tenu un FORUM dans la salle de fêtes de l’école de l’Alliance où chaque mercredi, devant un auditoire de plusieurs centaines de personnes des conférenciers de plusieurs milieux pouvaient discuter d’un sujet d’actualité. Il n’y avait aucune limite ni aucune censure sur le contenu de ces discussions où chacun pouvait intervenir. C’est d’ailleurs au cours d’une de ces séances que Me. Jean Jalkh, avocat chrétien célèbre, avait prononcé la fameuse phrase « .. une communauté où le ou le ridicule ne tue pas…’ faisant référence à une opinion farfelue avancée par un des intervenants. Voici d’ailleurs une anecdote qui en date long au sujet de la liberté de parole: Un jour, le Président de la République, Charles Hélou, convoque le Dr. Attieh, alors président du Conseil communal et lui dit (à peu près) ceci: « …nous savons bien que des juifs de Beyrouth font des visites fréquentes en Israël, avec lequel nous sommes toujours en état de guerre. Ils le font via Chypre ou Istamboul, et nous fermons l’oeil, mais pour l’amour du ciel, dates à vos gens d’être plus discrets et de ne pas s’interpeller d’un trottoir à l’autre pour raconter leur voyage à Tel Aviv »… Cette bienveillance d’un Président plutôt libéral (et ami des Juifs) ne reflétait pas l’attitude de la population libanaise dont l’antisémitisme était virulent, sans pourtant aller jusqu’aux voie de fait, se limitant à l’expression verbale. En voici un exemple typique: Un commerçant musulman notoire avait dit, au cours d’une discussion avec un homologue juif » …d’ailleurs l’égorgements Juifs est chose sacrée… » . Lorsqu’une délégation de notables juifs lui en fit le reproche, il se réfugia dans un jeu de mots astucieux, prétendant qu’il voulait dire que I’abattage juif (schehita), était sacré. Il faut bien connaître la langue arabe pour comprendre les implications de cette déclaration, qui reflète typiquement l’attitude de ces Musulmans voici la phrase en question: Dabeh el yahoud halal, qui peut avoir deux sens, halal étant un terme musulman signifiant l’équivalent de « kasher en plus de »devoir sacré. ». De toutes façons les Juifs évitaient soigneusement toute confrontation et gardaient toujours un profil bas. Cette discrétion se manifestait aussi bien dans la vie de tous les jours que dans les événements et occasions juives. Les BarMitsva, les mariages se célébraient dans la modestie, sans grands tralalas, il n’y avait pas ces grands étalages de richesse, ces dîners avec orchestres à des milliers de dollars, tout au plus un cocktail à la synagogue de Bhamdoun qui n’avait qu’une petite salle de fêtes, celle de Beyrouth n’en ayant jamais eu une salle similaire. La seule manifestation publique était lorsqu’à Simhat Tora on organisait dans le périmètre du Wadi une procession de Sépharim (rouleaux de la Torah), chose qui fut abandonnée, représentant trop d’ostentation ou de provocation.. Cependant, la vie sociale n’était pas rigide et sécluse, l’entourage chrétien avait une certaine influence sur le milieu juif, les jeunes fréquentaient les écoles religieuses chrétiennes, sans que pour cela il n’y ait jamais eu des conversions au catholicisme. Un avocat, Albert Elia, qui faisait ses études au Collège des Frères maristes avait mérité le premier prix en catéchisme pendant six ans d’affilée, ce qui ne l’a jamais détourné de sa pratique religieuse de chômer chabbat qu’il a conservé toute sa vie. Nous avions eu par contre, deux jeunes femmes, une fille J…. et une fille L… qui étaient devenues des prêcheuses des Témoins de Jéhovah, mais leurs activités ne touchaient pas la communauté juive.
Par ailleurs, certains d’entre nous qui avaient fréquenté l’école religieuse catholique ont conservé de bonnes relations avec les religieux et contribuaient financièrement à leurs collectes d’oeuvres de charité.
Ainsi, cette communauté était beaucoup moins sectaire que celles d’ici, quoique ce libéralisme se manifestait uniquement envers lesChrétiens, les Musulmans n’étant pas inclus dans les cercles de fréquentations, malgré que quelques hiles de la communauté se soient mariées avec des Musulmans aussi bien qu’avec des Chrétiens.
Nous avons mentionné plus haut les circonstances et les raisons qui ont amené toute une communauté à quitter un pays où, somme toute, elle avait vécu heureuse et sans problèmes majeurs. C’était la bonne vie dans une ville qui était considérée comme le Paris du Moyen Orient, où le modernisme, la culture et le bien-être étaient universels, ce qui explique la profonde nostalgie que nos gens éprouvent à l’évocation de ce que certains d’entre nous considèrent comme un Paradis perdu.
C’était la fin de l’Âge doré du Liban. Après 50 ans de prospérité et de paix relatives, entre 1925 et 1975, le pays est retombé dans le chaos duquel le Mandat français l’avait extirpé.
Addendum
Tout le long de cet ouvrage nous avons parlé d’immigration des Juifs syriens vers Beyrouth sans mentionner les conditions légales qui I’ont régie.
Il n’y avait aucune frontière entre les deux pays et les gens se déplaçaient sans aucun contrôle. En 1925 il y eut un premier recensement à Beyrouth pour en déterminer la citoyenneté des habitants. Chaque quartier avait élu un , »moukhtar », qui devait confirmer la nationalité de chacun. Celui de Wada Abou Jamil se fit un devoir de d’éliminer de la liste des libanais toutes les familles juives originaires d’Alep. Après quoi les autorités Libanaises octroyèrent à ces mêmes familles des cartes de séjour spécifiant que le détenteur était un natif d’Alep et résident de Beyrouth.
Ce qui les privait ainsi que leur progéniture présente et future de tous les bénéfices de la citoyenneté libanaise.
Comme le flux des damascains était continu, surtout après le recensement de 1925, ce moukhtar et ceux qui lui succédèrent trouvèrent le moyen d’inscrire tous les damascains comme rejoignant leurs familles à Beyrouth et en acquirent la citoyenneté, tout en la refusant systématiquement à tous les arrivés d’Alep. À ce temps-là et jusqu’ en 1948 ce n’était pas encore un problème: en cas de nécessité de voyage on pouvait toujours obtenir un passeport en Syrie en quelques jours et cela ne touchait qu’un très petit nombre de familles alépines résidant à Beyrouth
En 1931 il y eut un second recensement, beaucoup plus strict ce qui résulta en un plus grand nombre de « résidents » même venant de Damas. Lorsqu’en 1948 la ruée vers Beyrouth s’accéléra, le gouvernement de Damas essaya d’enrayer la fuite des Juifs par un décret les privant de la citoyenneté syrienne. Cette mesure toucha un grand nombre de Juifs syriens domiciliés à Beyrouth qui se trouvaient dans l’impossibilité de quitter le pays
Mais cet obstacle fut vite détourné par le truchement de l’Ambassade d’Iran qui obligeamment fournit, pour un prix parfois élevé à tout demandeur discret et fortuné, un passeport iranien en bonne et due forme Ces documents étaient valables pour un séjour au Liban et partout ailleurs, sauf en Iran
Le gouvernement Libanais, de son côté, finit par accepter de délivrer des Laisser-passer à tous les apatrides, y compris les Juifs, à la condition expresse de s’engager à ne plus retourner au Liban, tout en retournant tout papier d’identité issu au Liban.
Voir en page suivante une liste incomplète de noms des Juifs de Beyrouth comprenant les Aschkenazes et les Espagnols compilée par Fred Anzarouth.
QUELQUES NOMS D’HABITANTS DE BEYROUTH | ||||
ESPAGNOLS | ASHKENAZES | |||
ABADI | CARRIO | HADDAD | NAHMOUD | ADLER |
ABOUHAB | CAZES | HADID | NAHON | ALBERT |
ABRAHAM | CHACHO | HAKIM | NAHOUM | APPPELROT |
ADDISSI | CHAHINE | HALABI | NAMER | BERNSTEIN |
ADES | CHAKI | HALLAK |
| BUCHBINDER |
AJAMI | CHALHON | HAMADANI | OBERSI | DOUBIN |
ALALOU | CHALOM | HAMISHA | OZON | FROUMIN |
ALBAMNES | CHAM’A | HANAN |
| GLAZER |
ALFIE | CHAMMA | HANONO | PARIENTE | GOLD |
ALWAN | CHAMMAH | HARA | PEREZ | GOLDBERG |
AMRANIAN | CHAMS | HARARI | PESSAH | GOLDMAN |
ANTEBI | CHATTAH | HASBANI |
| GREEN |
ANZAROUTH | CHAYO | HASSOUN | PHLOSOPHE | GREENBERG |
ARAMAN | CHEKOURI | HASSOUNI | PICCIOTTO | ISRAEL |
ARAZI | CHEMTOV | HAZAN | PINTO | KATZ |
ARGALGI | CHENI | HEFEZ | PQLITI | KOSLOVSKI |
ARMOUTH | CHOUA | HELOUANI | PARIENTE | KOUGEL |
ASKENAZI | CHOUEKEH |
| RABIH | KROUK |
ATTAR | CHOUELA | JAJATI | ROUBEN | LEHRER |
ATTTIEH | COHEN | JAMMAL |
| LERNER |
AZAR | COHEN | JAMOUS | SAAD | LICHTMAN |
AZOURY | COHEN-KSHK | JMAL | SAADIA | LOUBELCHIK |
| COSTI | JUDA | SABBAN | LOUBLINER |
BAGDADI | COSTO |
| SAFADI | MARGOLIS |
BALECIANO |
| KACHI | SAFDIEH | MOISE DR |
BALL Y | DAGMI | KALACH | SAFRA | PERLIN |
BALLAILA | DAHAN | KAMHINE | SAKKAL | RAPPAPORT |
BALLAS | DANA | KAMKHAJI | SALEH | REDIBOIM |
BARI | DARWICHE | KARAGUILLA | SALEM | REINICH |
BARUCH | DAYAN | KARKOUKLI | SANANES | ROGOVSKY |
BARZILLAI | DAYE | KASSAR | SANKARI | ROMANO |
BASSAL | DDELBOURGO | KATTAN | SARFATI | ROSENHECK |
BATTAT | DICHY | KHAFIF | SASSON | ROSENTHAL |
BAZBAZ | DIWAN, | KHASKY | SAYEGH | ROSENZWEIG |
BEDA | DOMINIOUE | KHAYAT | SCABA | SAMSONIVICH |
BEHAR | DOUEK | KHBUZO | SIDI | SHKOLNIK |
BEKHOR | DOUMANI | KHEDOURY | SOFER | SOPHER |
BENCOL | DURZIE | KHEDRIEH | SROUGO | STEINBERG |
BENISTI |
| KRAYEM | SROUR | TAUBER |
BENJAMIN | ELIA |
| STAMBOULI. | TESLER |
BENJUOA | ELIACHAR | LAHAM | SUTTON | TOYSTER |
BERAKHA | ELKAYEM | LANIADO |
| TOYSTER |
BERCOFF | ELMALEH | LATI | TABBAKH | TURKIEH |
BIGIO | ELNEKAVE | LAWI | TAGER | VINACOUR |
BLANGA | ESKENAZI | LEVY | TARAGAN | WEINBERG |
BOCHI | ESSES | LISBONA | TARRAB | ZIBERBERG |
BODEK |
| LIZMI | TASCHEH | ZIEZIK |
BONDI | FAKES |
| TAUBY | ZIRDOK |
BOUCAI | FARHi | MAMIEH | TAWIL |
|
BRAUN | FEREM | MANN | TAYAR |
|
BTESCH |
| MARCOS | TELIO |
|
| GABBAY | MASLATON | TOTAH |
|
| GREGO | MASRI | TOUBIANA |
|
| GUER (LE) | MASRIEH |
|
|
| GUINDI | MAWAS | YEDID |
|
|
| METTA |
|
|
|
| MHADDEB | ZA VARRO |
|
|
| MIZRAHI | ZAAFARANI |
|
|
| MOGHRABI | ZAROUKH |
|
|
| MOLKHO | ZEITOUNE |
|
|
| MORALLI |
|
|
|
| MOUCHON |
|
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| MOUADDEB |
|
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| MOUSSALLI |
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Fred Anzarouth
Québec, Canada