BAHJAT RIZK : LES SOUVENIRS HEUREUX
LIBAN
Bahjat RizkVoilà presque un quart de siècle que je vis en France. Pratiquement la moitié de ma vie. Mais dans mon âme profonde, je demeure Libanais, maronite, arabophone et francophone, issu d’un système patriarcal de la montagne libanaise. Je suis également grec d’Athènes, grâce à un grand-père que je n’ai jamais connu mais qui, à travers ma mère beyrouthine, m’a relié à l’urbanité et à l’Occident.
Ces éléments épars ont probablement engendré en moi, une mobilité heureuse qui, toutefois poussée à son extrême, pourrait côtoyer l’instabilité. J’éprouve donc doublement le besoin de bouger et de m’ancrer.
Certes, aujourd’hui les repères sont devenus mouvants pour tout un chacun, mais l’histoire du Liban, de même que mon histoire personnelle, est toujours difficile à établir. Parfois, il me plaît de circuler de manière compulsive, sans accepter que le voyage est, au départ et à l’arrivée, un voyage intérieur.
Depuis une dizaine d’années, ayant découvert les bienfaits de la monnaie unique et les facilités d’Internet, j’effectue des voyages répétés sur le continent européen, quand, au Liban, nous sommes depuis plus d’un demi-siècle bloqués sur notre territoire car l’occupation de la Palestine depuis 1948 nous interdit notre frontière Sud, la mer nous limite à l’Ouest, et tant au Nord qu’à l’Est nous avons toujours cet espace syrien (17 fois le Liban) qui est passé en 40 ans d’une dictature féroce à une guerre civile sanglante.
Parmi les capitales européennes à proximité, je me rends très souvent à Londres, Bruxelles, Amsterdam, Rome, Vienne, Berlin et Madrid. Ce sont des capitales avec lesquelles je suis familiarisé, autrement dit, je m’y sens un peu chez moi. Mais il a fallu plusieurs années pour apprivoiser toutes ces villes, sans s’y sentir prisonnier.
Tout récemment, j’ai par contrainte annulé un voyage à Rome, mais je me suis rendu compte rapidement que je connaissais tellement la ville que, même resté à Paris, je me suis retrouvé à Rome. C’est comme si une ville s’était superposée sur l’autre et que je pouvais retrouver mes sensations romaines tout en restant chez moi. Afin de sortir de cet état d’esprit qui me perturbait, je pris, pour la première fois depuis plus de vingt ans, une carte-visiteur à Paris pour me retrouver avec les touristes dans les lignes de bus et me réapproprier la ville comme si je la découvrais.
J’ai dû effectuer cet exercice sur plusieurs jours d’affilée pour, après le dépaysement forcé, retrouver mon quotidien. Parfois, il m’arrive d’aller passer la journée à Bruxelles ou à Londres car la traversée est limitée dans le temps et les trains, sont très fréquents. Je me dis que c’est pratiquement le temps pour sortir de Beyrouth et y revenir dans une même journée. Finalement, je demeure dépendant du rythme libanais même après 25 ans à Paris… Sauf que je ne retrouve plus Beyrouth dans mes émotions et mes sensations quotidiennes. Sans être une ville lointaine, Beyrouth est aujourd’hui, pour moi, une ville refoulée.
A Paris, j’habite un quartier qu’on pourrait baptiser “petit-Beyrouth”, réparti entre plusieurs enseignes libanaises, des ‘Délices d’Orient’ (épicerie, boucherie, salon de thé) à la ‘Troïka libanaise’ (épicerie, boucherie, salon de narguilé). Les premiers relevant officieusement du 14 mars et les seconds plutôt du 8. Bien sûr, ils entretiennent entre eux, comme dans le pays d’origine, des rapports chaotiques et cordiaux, les clients et même les employés se fréquentant mutuellement, à l’occasion ou de manière régulière.
Finalement, mon train de vie ainsi que mon métier me maintiennent dans “l’espace libanais”, ou peut-être dans deux mondes, contenus l’un dans l’autre.
Et puis mon accent, de toute manière, continue à me trahir… Je roule dramatiquement les ‘r’ et utilise souvent des tournures de phrases un peu désuètes et un langage suranné, hérités de ma jeunesse beyrouthine et de mon éducation jésuite (“Madame, je vous tends ce déférent front, veuillez y déposer un fervent baiser”).
Et puis il y a Londres, qui demeure pour moi une capitale à part, car outre la monnaie différente et le passage des frontières à la gare, et malgré le tunnel sous la manche (depuis 1994), je garde en mémoire mes longues traversées – parfois plus de 2 jours – quand, au milieu des années 80, j’y ai effectué ma spécialisation post-universitaire. A l’époque, compte tenu de la situation au Liban, il fallait se rendre en bateau à Chypre (et parfois y dormir) pour reprendre l’avion jusqu’à Londres, ou jusqu’à Paris et se rendre à Calais pour prendre le ferry. J’avais toujours du mal à accepter qu’en 2h15, on pouvait se rendre du cœur de Paris au cœur de Londres.
Pour surmonter ce frein et tenter ultimement d’apprivoiser la ville, je profitais du passage de ma sœur pour y effectuer un saut. Ayant par mégarde acquis hâtivement un billet pour le lendemain de la date prévue, je fus tenté d’en acheter un autre pour la veille, en me promettant d’y aller deux jours de suite. Mais rapidement je renonçais à mon entreprise, car je réalisais que le temps d’adaptation était trop court, pour deux allers-retours consécutifs dans un espace culturel (anglo saxon) qui continuait à m’être, même après toutes ces années, d’une certaine manière extérieur.
Je me suis souvenu alors de la sensation d’étrangeté que j’avais éprouvée, les quelques fois où j’avais été à Damas, malgré la proximité géographique, car je me suis retrouvé dans un univers clos sinon verrouillé. Il a fallu la “révolution syrienne” pour rentrer dans un processus d’identification et de décloisonnement. Mais Damas apparaît aujourd’hui, comme jadis Beyrouth, un espace fragmenté.
Finalement, au-delà de la géographie qu’on partage, une culture se vit de l’intérieur, en partage. Comment apprivoiser ma peur de l’autre et intérioriser une culture différente de la mienne ? Est-ce que le vécu suffit ou, comme dans toute expérience humaine, il devrait y avoir nécessairement des souvenirs heureux ?
Bahjat Rizk
L’Agenda Culturel