Par Denis Pietton
2014 – 04
2014 – 04
Passer du Liban au Brésil, vaste comme quinze fois la France et continent à lui seul, c’est plus que franchir les océans : c’est changer de monde. Passer du Liban au Brésil comme Ambassadeur de France, c’est, selon toutes les apparences, changer de métier. Depuis Brasilia, sur une terre sud-américaine où les seuls conflits entre États ne concernent que quelques rectifications de frontières, le Proche-Orient, gorgé de passions, parait bien lointain. Presque une autre planète. Pourtant, à y regarder de plus près, on peut dérouler un fil d’Ariane entre les rives de la Méditerranée, notre mère, et le « Rouge Brésil », dépeint par l’écrivain académicien Jean-Christophe Rufin.
Avant de déposer mes valises au Brésil en compagnie de Najwa, ma femme libanaise qui a fait de moi un « Jbeili » d’adoption, je savais que l’émigration libanaise dans ce pays était une des composantes du kaléidoscope brésilien qui déroule toutes les nuances de couleur de peau : des Portugais, des Africains d’Angola ou du Golfe de Guinée, des Indiens autochtones, des Italiens, des Allemands, des Japonais même… Très peu de Gaulois de France. Je m’amusais à penser que, Français venant du Liban, accompagné par une épouse libanaise, j’étais, moi aussi, une sorte d’émigré libanais (certes privilégié…) abordant une terre nouvelle. Et de me poser la question : combien de Brésiliens ont du sang libanais qui coule dans leurs veines ? Combien de Georges, Antoine, Rita, Thérèse, Charbel, Mohamed ou Hussein ? 8, 10, 12 millions peut-être. Nul ne le sait. Pour me rassurer, et toujours habité par le Liban, j’aimais dire, sous forme de boutade, que j’étais passé, presque sans transition, d’un Liban, d’un peu plus de 4 millions de Libanais, à un pays, d’une douzaine de millions de Libanais. Comme si la présence d’une communauté libanaise dans un pays donné était l’étalon ultime de la félicité !
Je me suis documenté. J’ai cherché à savoir comment, à partir de 1880, de jeunes hommes venus de leurs villages, accrochés à des lopins de terre caillouteux et à des oliveraies qui ne pouvaient plus nourrir toutes les bouches, ont planifié, avec l’appui de leurs familles, mais malgré le cœur brisé de leurs mères, leur périple vers des pays inconnus (les États-Unis, l’Argentine, le Brésil…) qui étaient autant de terres promises. J’ai cherché à comprendre comment des Libanais, dans la force de l’âge, si attachés à leurs vallées et à leurs sommets, à leur clocher et à leur minaret, ont quitté leur paysage compartimenté, mais familier, pour défier l’infini brésilien. Bien entendu, dans leurs têtes, et comme pour tout candidat à l’émigration, il ne s’agissait que d’une parenthèse avant le retour, fortune faite, dans le nid familial, à l’ombre du Mont-Liban. Mais le Brésil est une terre d’assimilation et ces fils du Liban ne sont plus revenus au bercail que pour des visites familiales et, souvent, pour y chercher une épouse du pays.
À leur arrivée au Brésil, ces hommes volontaires mais déracinés, ont refusé de louer leurs bras aux grands propriétaires terriens. Ils avaient raison car ils n’auraient vécu qu’une vie d’asservissement. La fierté libanaise. Ils ont préféré devenir, dans un premier temps, des vendeurs de rues, des colporteurs, des portefaix pliant sous le poids des menus articles qu’ils proposaient. Ils n’ont pas hésité à s’enfoncer dans l’Amazonie hostile, où ils échangeaient leur bimbeloterie contre du caoutchouc, et à s’implanter dans les lieux les plus reculés, partout au Brésil mais surtout dans la région de São Paulo, à Rio de Janeiro et dans l’État du Minas Gerais, la terre de l’or et du café. Grâce à leur esprit entreprenant, aux forts liens de solidarité communautaire, ces « vagabonds commerçants », se sont sédentarisés, ont appris le portugais, ont ouvert des échoppes de tissus, puis des commerces de gros, et la fortune venant pour beaucoup – mais pas pour tous – se sont lancés dans l’industrie, ont envoyé leurs enfants dans les universités d’où ils sont sortis médecins, professeurs… Avec l’ascension sociale, ils ont investi la politique et sont devenus maires, députés et sénateurs. Bien sûr ce parcours ne s’est pas fait sur un lit de roses. Ces immigrants ont eu la vie dure, ils ont pris des risques, ils ont souffert des aléas économiques, ils ont dû se battre et verser de chaudes larmes sur leur cher Liban perdu. C’est, malheureusement, toujours le lot de nombreux jeunes Libanais (et Libanaises) que d’avoir le mal du pays. Destins.
São Paulo est devenue la première ville libanaise en dehors du Liban et les Brésiliens d’origine libanaise des citoyens à part entière, fiers de l’être et qui, dans leur quasi-totalité, ont perdu l’usage de l’arabe. Il n’en demeure pas moins qu’ils savent d’où ils viennent et qu’ils continuent de porter le Liban, même s’il leur est inconnu, dans leur cœur. Leur libanité est une fleur à leur boutonnière. Le vice-Président du Brésil (Temer), le maire de São Paulo (Haddad), le gouverneur de São Paulo (Alckmim), l’ambassadeur du Brésil à Paris (Bustani), Carlos Ghosn, le patron de Renault-Nissan, et tant d’autres, sont d’origine « syro-libanaise ». J’ai ainsi fait la connaissance de lointains parents de Najwa (sa grand-mère est née au Brésil avant de revenir finir ses jours au Liban) qui ont fait souche à Curitiba, dans le sud du pays. Le dialogue n’était pas aisé, compte tenu de la barrière de la langue, mais que d’émotions, de chaleur, d’affection. Ils ont remis à Najwa un CD des photos de leurs aïeux communs… Leur trésor.
Une note finale : la cuisine « brésilienne » propose des « kibe », des « sfiha »… Je te rassure, cher ami libanais, c’est tellement plus savoureux au Liban !