Bahjat Rizk : Les rescapés de l’an 2015 Aujourd’hui
Nous voilà donc en 2015 et dans un peu plus d’un mois, le 14 février, nous commémorons d’abord au Liban, la première décennie de l’assassinat du président Hariri et deux mois après, le 13 avril, la quatrième décennie du début de la guerre du Liban (1975). Certes, il y aura également d’autres commémorations durant cette année, dont le centenaire du génocide arménien (24 avril 1915) et d’autres dates à célébrer ou pour se souvenir, d’autres dates de naissance et de mort, de conquête ou de défaite. Les peuples avancent dans la vie, en marquant d’une pierre blanche, les moments bouleversants, heureux ou malheureux. En les fixant dans nos mémoires, nous pensons les conserver ou les surmonter, pour nous construire ou nous reconstruire. La première décennie de l’assassinat du président Hariri et la quatrième décennie du début de la guerre nous révèlent hélas au Liban, que nous soyons toujours à la même place, comme si avec le choc ou la rupture, le temps s’était figé. Avons-nous compris ce qui s’est passé dans nos vies ? Nous sommes toujours là, identiques à nous-mêmes, en quête non aboutie d’identité. Nous sommes à nouveau dans une vacance présidentielle (ce qui arriva en 1975 avec la mise à l’écart du président en exercice). Nous avons toujours une formation paramilitaire à côté de l’armée officielle (après les Palestiniens armés et les Forces libanaises armées, c’est le parti de Dieu qui importe le conflit armé syrien au Liban). Notre système oscille toujours, entre un système de fédération communautaire active et une démocratie parlementaire consensuelle paralysée. Soudain, je me remets à me ressouvenir de cette année 1975, où j’émergeais à peine de l’enfance, avec la montée de la violence, tout d’abord diffuse et confuse et puis de plus en plus, sourde et concentrée, après l’explosion du 13 avril. Il y avait cette tension latente, surtout après les évènements des camps de 1973 et nous savions, que la classe politique divisée, était dépassée et qu’elle ne pourra pas gérer le conflit, le moment venu. Les choses semblaient en marche dans un processus irréversible, qui se poursuivait à notre insu et contre notre gré. Soudain cette sensation désagréable et contraignante, que les choses inéluctablement nous échappent. C’est comme si notre cadre de vie avait explosé. Comment donc quarante ans après, reconstruire le cadre libanais et l’établir à l’intérieur de nous-mêmes ? Comment définir un pays concrètement et autrement, que de manière littéraire ? Un pays réel et non rêvé, un pays en partage et non à partager ? Pourra-t-on un jour dépasser nos différences culturelles et les empêcher, de se transformer en différends politiques suicidaires ? Et que faire de cette angoisse latente, qui monte graduellement et inexorablement, et cette peur d’être piégés à nouveau, dans un cycle de violence implacable, inutile et interminable ?
Certes, nos parents ont 40 ans de plus, nos grands-parents sont partis, d’autres générations sont arrivées, mais nous avons toujours le sentiment, que les choses sont bloquées et qu’elles n’évoluent pas, mais risquent à nouveau, de dégénérer comme un cauchemar, qui ne se dissipe pas. Le coût de la guerre a été trop lourd et nous ne sommes pas sûrs qu’elle soit derrière nous. Ce qui nous manque surtout, c’est la conviction que les choses sont passées et que notre présent est différent, ouvert sur l’avenir et que nous ne tournons pas en rond. Avoir passé 40 ans de sa vie, dans un cadre éclaté, que nous ne parvenons pas encore à durablement délimiter, suppose que nous continuons à nous mentir à nous-mêmes, à vouloir gagner du temps, être en perte de vitesse et fuir en avant. Que faudrait-il attendre d’un nouveau président encore hypothétique ? Qu’il ouvre une nouvelle page et qu’il enterre le passé et non qu’il continue d’atermoyer et de retarder le démembrement. Un président rassurant et apaisé, qui peut nous réconcilier avec notre histoire et avec nous-mêmes.
Bahjat Rizk