Par Jean-Claude Perrier
2015 – 03
2015 – 03
Dans les ruines d’Adana
Le génocide de 1915 fut certes celui qui a décimé le plus grand nombre d’Arméniens, mais ce n’était pas le premier massacre commis contre ce peuple par les Turcs. Une tuerie massive avait déjà eu lieu en 1894-1896. Et puis il y eut, en avril 1909, comme une sinistre répétition générale, ce qu’on appelle « les massacres d’Adana », ville de Cilicie où les quartiers arméniens chrétiens furent pris d’assaut par des foules de Turcs musulmans fanatisés, au nom du mouvement nationaliste Jeunes Turcs. En quelques jours, plus de 30 000 Arméniens périrent. Sur ce drame, nous disposons d’un document exceptionnel, Dans les ruines, de l’écrivain arménien Zabel Essayan, publié en 1911 et réédité cette année chez Phébus/Libretto. Née en 1878 à Constantinople, l’auteur a d’abord partagé sa vie entre Paris et sa ville natale. Femme de lettres engagée, elle se rend, dès juin 1909, à Adana, comme membre d’une commission de la Croix-Rouge arménienne mandatée par le Patriarcat, afin de se consacrer aux orphelins. Elle témoigne, encore à chaud, de ce qu’elle a vu, vécu, interroge les rescapés, accomplit sa mission sans faillir. En 1915, Zabel Essayan fuit le génocide, avant de revenir en Arménie en 1933. Mais, en 1937, elle subit les purges de Staline et, déportée, disparaît en 1943. Dans les ruines est considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature universelle.
Le point de vue de l’historien
Dans un registre plus scientifique, les Presses Universitaires de France publient Détruire les Arméniens : Histoire d’un génocide de Mikaël Nichanian. Historien, conservateur à la Bibliothèque Nationale de France, chercheur-associé au Collège de France, Nichanian co-anime, avec Vincent Duclert, un séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales sur le génocide arménien, dont il est l’un des spécialistes reconnus. Parce que le travail premier d’un historien est de chercher à comprendre, d’expliquer, de raconter les faits, Nichanian, dans ce petit livre clair et précis, retrace la genèse du « phénomène génocidaire » dans la fin de l’Empire ottoman, avec son « vaste programme de “turquification” à marches forcées de l’Anatolie ». Un chantier d’État, repris à leur compte par les Jeunes Turcs du CUP, le Comité Union et Progrès, directement responsable du génocide, ce qui peut paraître paradoxal pour un parti qui se voulait moderniste, progressiste, imprégné d’influences intellectuelles à la fois françaises et allemandes – et de la haine que se vouaient depuis la guerre de 1870 la France et l’Allemagne dont la Turquie fut l’alliée durant la Première Guerre mondiale. L’historien développe la thèse que le « programme de destruction génocidaire » des Arméniens par les Turcs n’avait « aucun objectif réel », mais constituait la « réponse irrationnelle » chez les élites ottomanes à l’idée que l’Europe (et surtout l’Angleterre) était résolue à les détruire. Paranoïa monstrueuse, qui peut paraître une anticipation de ce que sera plus tard la Shoah. Mikaël Nichanian propose également une estimation minutieuse du nombre des victimes, fondée « sur une lecture fine des sources disponibles, dont le taux d’erreur est d’environ 10 % ». Bilan : sur environ 1,9 million d’Arméniens recensés en 1914 par le patriarcat arménien dans tout l’Empire ottoman, « le nombre de morts se situe entre 1,1 et 1,3 million, tandis que le nombre de rescapés oscille entre 600 000 et 800 000, dont au moins un tiers est constitué de femmes et d’enfants enlevés et “islamisés” en Anatolie orientale » ! Un véritable crime contre l’humanité que l’Histoire n’a pas le droit d’oublier…
Le rêve brisé des Arméniens
Pour commémorer le génocide, Gaïdz Minassian, spécialiste de l’histoire de l’Arménie et du Caucase, enseignant à Sciences-Po et journaliste au Monde, a choisi, lui, le récit documentaire en reconstituant, dans Le rêve brisé des Arméniens, l’aventure d’un groupe de jeunes révolutionnaires arméniens, fascinés par le modèle français des Lumières et déterminés à lutter pour leurs propres droits, la reconnaissance de leur identité au sein de l’Empire ottoman, mais également pour l’émancipation et l’égalité de tous les peuples. Projet ambitieux parti de la mobilisation politique traditionnelle et pacifique pour aboutir à la radicalisation armée, voire au terrorisme anarchiste. Leur leader emblématique s’appelait Christapor Mikaelian, l’un des fondateurs de la FRA, la Fédération Révolutionnaire Arménienne. Nombre d’entre eux connaîtront un destin tragique et seront pris dans les premières rafles d’Arméniens à Constantinople, en avril 1915, début de trois années d’exactions… Ce même auteur vient également de publier aux éditions du CNRS un essai intitulé Arméniens : Le temps de la délivrance, qui analyse le débat autour du génocide des Arméniens entre partisans des lois mémorielles et défenseurs d’une histoire libre. D’après lui, le génocide de 1915 ne doit pas constituer le point de départ de l’identité nationale : l’histoire a commencé avant et s’est poursuivie après. S’affranchir de la mémoire, s’émanciper des processus de domination et devenir le sujet de son propre destin : tels sont, selon lui, les enjeux actuels du peuple arménien.
Un siècle de recherches
Du 25 au 28 mars 2015, se tiendra à Paris un colloque international intitulé « Le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman dans la Grande guerre. 1915-2015 : cent ans de recherches », introduit par le président François Hollande, qui rassemblera nombre de communications scientifiques déjà présentées lors de réunions précédentes. Le recueil Le génocide des Arméniens : Un siècle de recherches (1915-2015) du Conseil scientifique international pour l’étude du génocide des Arméniens publie, en avant-première, les contributions, en français et en anglais, des plus grands spécialistes du sujet. On y trouvera, en particulier, une étude sur la façon dont s’effectue aujourd’hui la transmission de la mémoire du génocide chez les Arméniens qui vivent en Turquie. Minorité dans un pays dont le pouvoir politique actuel, de plus en plus réactionnaire et tenté par une « restauration » de l’Empire ottoman, nie obstinément le génocide !