L’ère Grégoire Haddad, « un évêque pour après-demain », est enfin là
Dans son ouvrage, l’auteur, proche de Grégoire Haddad, revient en détail sur cette affaire et jette une lumière nouvelle sur les raisons qui poussèrent le patriarche Maximos V Hakim et une partie du synode de l’Église grecque-catholique à faire taire Mgr Haddad, sacré archevêque de Beyrouth en 1968, et à lui demander, au nom de l’obéissance, d’abandonner son siège épiscopal.
Grâce au récit de Michel Touma, on comprend mieux la dynamique qui conduisit à la suspension vivement controversée d’un évêque considéré à l’époque par certains comme « un évêque pour après-demain », et par d’autres comme « un évêque rouge ».
Dès son élection, Grégoire Haddad ne fait pas les choses comme les autres. Il se veut l’évêque d’une Église des pauvres et des humbles, et se conduit de la sorte. On croirait entendre le pape François. On le voit prendre des taxis-service, refuser d’avoir une voiture de fonction et un chauffeur, se vêtir d’habits ordinaires, demander à ses prêtres de ne pas l’entourer de la révérence orientale coutumière, jouer au ping-pong avec des jeunes, répondre au téléphone lui-même. Aux yeux de certains, sa conduite porte atteinte au prestige de ses fonctions épiscopales. Avec la parution d’une revue anticonformiste, Afaq, où Grégoire Haddad fait part de ses idées d’évêque sur le Christ et l’Église, ce sera la goutte d’eau qui fera déborder le vase. Il y parlait notamment de « libérer le Christ » du carcan de structures institutionnelles qui le tiennent « prisonnier » et entravent sa mission universelle.
Une commission théologique partagée
Ces idées théologiquement risquées choquèrent et même scandalisèrent de fidèles paroissiens qui n’en demandaient pas tant et qui sentirent leurs traditionnelles dévotions menacées par ces nouvelles idées. Elles lui valurent surtout l’hostilité de la hiérarchie, au grand désespoir de ceux, nombreux, en particulier les élites, dont la foi s’était au contraire ranimée à son contact. Une commission théologique présidée par le P. Pierre Raï fut formée pour examiner ces idées. Pour son président, comme pour le P. Jean Aucagne, qui fit campagne contre lui dans la presse, les erreurs doctrinales étaient évidentes. Pour d’autres, comme le futur archevêque de Beyrouth, Habib Bacha, des ambiguïtés devaient être levées. D’autres, cependant, comme les pères Jean Corbon, Augustin Dupré-Latour et Élias Khalifé, futur supérieur général de l’ordre libanais maronite, refusèrent que leur nom soit associé à une quelconque condamnation de Grégoire Haddad. Grégoire III, actuel patriarche grec-catholique, alla même jusqu’à consulter informellement Joseph Ratzinger, le futur Benoît XVI, alors professeur de dogmatique en Allemagne. Ce dernier jugea que les écrits de Mgr Grégoire Haddad n’étaient pas contraires à la doctrine catholique.
On est au lendemain du concile Vatican II, qui fut pour l’Église universelle l’occasion d’une ouverture au monde mouvementée mais salutaire. L’une des idées force du concile portait sur l’ouverture sociale de l’Église. Le pape Paul VI, dans une encyclique retentissante, toujours d’actualité, Populorum progressio (le progrès des peuples), devait l’exprimer en une formule célèbre : « Le développement est le nouveau nom de la paix. » Le réveil de l’Église à la dimension sociale du message du Christ accompagnait le mouvement de décolonisation qui affectait la planète tout entière. Un mouvement marqué par l’émergence de mouvements révolutionnaires, notamment en Amérique du Sud, où la « théologie de la libération » mixée de marxisme prenait un essor mouvementé et contesté.
L’élite intellectuelle approuve
Au Liban, Grégoire Haddad lança le Mouvement social libanais, une gigantesque mobilisation de volontaires. Il multiplia les actions sociales, invita l’Abbé Pierre au Liban, créa une oasis de l’espérance sur le modèle d’Emmaüs, encouragea l’apparition d’une agence de microcrédits, etc. Peut-être ira-t-il trop loin en réclamant l’immersion totale de l’Église dans une lutte pour l’émancipation « de tout homme et de tout l’homme », dans sa dimension purement horizontale… Son excuse, c’était qu’il s’y était investi lui-même totalement. Une remarquable élite intellectuelle lui avait emboîté le pas et beaucoup de jeunes s’étaient montrés sensibles à son sens pastoral. Tous se félicitaient du fait qu’il « dérange », estimant que c’était là une preuve qu’il plantait dans la bonne terre. Sur le plan personnel, son enfouissement dans la simplicité, qui lui venait naturellement, et l’absence de toute affectation dans sa conduite ajoutaient à son charisme.
On était aussi à la veille de la guerre civile de 1975. Les positions de l’évêque rouge n’étaient pas « politiquement correctes ». Il s’était notamment solidarisé avec les organisations palestiniennes, après le bombardement par l’aviation libanaise des camps de Beyrouth, en 1973, dans un effort désespéré et perdu du président Sleimane Frangié pour mettre au pas les Palestiniens. Il s’était aussi, à l’occasion, aliéné une partie du clergé de son diocèse en créant une « caisse commune » dont les recettes étaient redistribuées, instaurant ainsi une égalité entre paroisses riches et paroisses pauvres. Bref, l’heure du départ avait sonné. En véritable homme d’Église, Grégoire Haddad s’éclipsa.
Aujourd’hui, quelques décennies plus tard, on dirait que l’heure de cet « évêque pour après-demain » est revenue. Avec le pape François, « après-demain » est arrivé et l’Église des pauvres a enfin obtenu droit de cité au Vatican. Pas plus tard que jeudi, les évêques de France, réunis en session plénière à Lourdes, se déclaraient à l’unisson d’un pape qui prenait l’autobus pour se rendre à son diocèse, qui conseille aux prêtres d’acheter « des voitures simples », qui passe en personne régler sa note d’hôtel avant d’aller s’installer à Sainte-
Marthe, et non dans les appartements pontificaux, qui conseille à ses proches de donner aux pauvres l’argent qu’ils auraient dépensé pour venir le féliciter au Vatican, qui déclare que le célibat des prêtres « n’est pas un dogme » et qui veut repenser la pastorale de la famille, la création de séminaires et la formation des prêtres. Pas de doute, l’heure, ou du moins une certaine heure, de Grégoire Haddad est là. Il s’en réjouit et passe la main.
() « Grégoire Haddad, évêque laïc, évêque rebelle », Michel Touma, éditions L’Orient-Le Jour. Signature à 17h au Salon du livre, stand des éditeurs arabes.